L'héritage du communisme.

Publié le 15 Novembre 2013

Même s'il peut tout à fait se lire indépendamment, cet article fait suite à « protocole du chaos ».

A l'été 2003, une quinzaine de jours après avoir démissionné de chez Monsieur Cao, j'ai décroché un travail au sein de l'entreprise de Monsieur Li. Enfin, plus authentiquement, « j'ai décroché un poste au sein de l'administration gérée par Monsieur Li ». Car cette société faisait partie d'un groupe d'état, fondé en 1964, sous Mao. Et sa structure comme sa culture la rattachaient irrémédiablement à l'administration d'une dictature communiste en déclin. L'entreprise étant publique, Monsieur Li y officiait en petit chef proclamé roi, sans pour autant en avoir le sang bleu. La société fabriquait et vendait du câble métallique, depuis les freins de vélo jusqu'aux câbles de ponts suspendus, atteignant des diamètres de roues de camions. D’autres usines du groupe produisaient de la fibre optique et des tubes en plastique. Ses investissements étaient nombreux dans divers secteurs industriels ou commerciaux. Localisée dans un bled du Jiangsu, à deux heures en car de chez moi, la structure y était propriétaire de plusieurs usines, de la compagnie de taxi, et de l'hôtel le plus fastueux de la ville. A l'échelle municipale, c'était Coca-Cola Company.

Y travailler reste l'expérience professionnelle la plus rigolote que j'ai jamais eu. Clemenceau avait dis « l'administration, c'est l'endroit où les gens qui arrivent en retard croisent dans l'escalier ceux qui partent en avance ». Et dès l'entretien, je n'avais pas compris, au-delà du statut d'expert à laquelle l'occidentalisme confère en Chine, pour quelles raisons Monsieur Li m'embauchait. Ça n'avait aucune importance, car avant même que je ne paraphe mon contrat, mon objectif était clair : en travaillant pour Monsieur Li, j'obtenais un visa de travail, et disposais du temps nécessaire pour trouver un vrai boulot, dans une vraie entreprise, qui plus est tout près de chez moi, à Suzhou.

Le groupe siégeait dans une tour désolée de dix-huit étages, entourée de gigantesques chaînes de production qui ne fabriquaient plus rien depuis des lustres. Vétuste au possible, l'immeuble, avec ses ascenseurs brinquebalants et ses parois décrépites, s'ouvrait sur un hall stalinien qui recensait sous vitrines les décorations poussiéreuses et antédiluviennes que l'entreprise avait acquis au fil des décennies. A l'image de l'épave du Titanic, le groupe faisait montre d'un passé glorieux suranné. Et comme à bord du Titanic, l'orchestre continuait à jouer en plein naufrage.

L'héritage du communisme.

Monsieur Li, à trente quatre ans, était un des D.G. de la société d'import export du groupe. Cette société comptait deux services, l'un pour l'Europe, l'autre pour l'Amérique. Monsieur Li assumait la direction générale du service Europe qui dénombrait 13 personnes. Ce gringalet chevelu de minivagues rebelles façon « la fureur de vivre », avec ses yeux globuleux d'otarie de parc aquatique et ses grosses lèvres molles, aurait fourni un matériau rare à Courteline. Monsieur Li s'intéressait au chiffre d'affaires plutôt qu'à la marge, la somme étant plus ronflante. Monsieur Li ne connaissait rien à son marché, mais se valorisait volontiers vendeur extraordinaire, avec une suffisance d'empereur, car quand China Telecom signait un contrat à l'étranger, les commandes de fibres optiques tombaient automatiquement, sans que la concurrence ne jouât, entreprise d'état oblige. Monsieur Li arrivait à 8 heures au bureau, sauf quand il prenait des cours de conduite, les horaires des leçons l'obligeant à embaucher à 11 heures. Par contre, le soir, s’il restait un peu plus tard, c’était pour emmerder ses employés, qu’il obligeait à faire de même. Monsieur Li enchaînait les réunions non-professionnelles, y prenant des décisions stratégiques avec ses copains de biture le visitant sur son lieu de travail, dissertant des heures avec eux quant à la destination karakéophile à privilégier le soir-même. Et dans ces circonstances, il était rigoureusement interdit de le déranger. Monsieur Li était un manager sachant animer son équipe, l'invitant toutes les semaines dans des restaurants classieux au frais de la société, où il laissait exploser ses deux grandes passions : se saouler jusqu'au coma, et pousser ses employés, dans une rage avide de pouvoir, à lui cirer l'ego. Le respect de la hiérarchie étant consensuel, ceux-ci suivaient les ordres de leur patron en bulles papales, sans duperie toutefois. Monsieur Li, tout comme ses employés, quel que soit leur échelon, montait haut en épingle sa position dans un groupe dont l'histoire, connexe à celle de la Chine maoïste, faisait de son travail une fierté patriotique, patriotisme qui, durant ses cuites, le faisait fondre en larmes. Il vantait sa mission divine et nationale, taxant l'entreprise de « traditionnelle ». Étant issu du privé, et malgré le fait que l'entreprise soit traditionnelle, je ne l'ai pas trouvée banale.

L’entretien d’embauche a recelé des moments inoubliables. Il faut être lucide : Monsieur Li m’a recruté parce que j’étais blanc. Du fait de la jeunesse du business de manière générale, ainsi que l’ouverture récente du pays, les occidentaux étaient appréhendés comme des experts ultimes dès lors qu’il s’agissait de développer et de structurer des affaires. C’est un lieu commun sur lequel la plupart des chinois s’accordaient comme une vérité universelle. A vivre l’organisation folle des entreprises en Chine, cela reste partiellement vrai. Depuis quelques années, les chinois commencent toutefois à revenir sur cette idée reçue : le nombre d’étrangers s’est décuplé en peu de temps, et le profil de l’expatrié s’est très sensiblement rajeuni, impliquant moins d’expérience. Et on voit souvent atterrir de jeunes occidentaux qui ont fuit le chômage en même temps que leur pays, espérant faire fortune en Chine.

Il n’en reste pas moins amusant de réaliser que mon faciès a valu, dans le cadre de toutes mes embauches en Chine, tous les CV du monde. Et puis, pour Monsieur Li, embaucher un blanc, c’était accéder à la consécration : il atteignait là l'éther suprématiste de son pouvoir, mettant un européen à sa botte. En signant mon contrat de travail, et en m’assujettissant à sa position hiérarchique, il faisait son devoir national, vengeant d’un coup le sac du Palais d’été et les guerres de l’Opium. Pour l’anecdote, il est arrivé plusieurs fois, lors de rencontres avec des tiers, clients ou fournisseurs, que ceux-ci croient que Monsieur Li était mon employé : il en rougissait de haine et de honte. L’entretien fût bref : j’étais blanc, ai survolé en quelques phrases mes expériences passées, et cela a suffi pour décrocher un poste en moins d’un quart d’heure.

Le seul paramètre délicat fût la rémunération. Quand Monsieur Li apprît combien je touchais chez Monsieur Cao, il a manqué de s’étouffer, et a directement divisé ce montant par deux, m’expliquant que personne ne percevait de tels émoluments au sein d’une société d’état. Encore une fois, je m’en foutais : ce que je souhaitais, c’était un visa de travail, et avoir le temps nécessaire pour trouver un vrai boulot dans le privé. Et j’ai appris quelques semaines plus tard que mon salaire était le même que celui de Monsieur Li : il travaillait dans l’entreprise depuis huit ans, et moi, je venais d’arriver ! Spécificité répandue en Chine, je passais récupérer ma rémunération en liquide, tous les mois, dans une enveloppe.

Le 4 août 2003, au premier matin de travail, j'arrivais à 10 heures au bureau au lieu de 8, le car depuis Suzhou ayant pris le chemin des écoliers plutôt que l'autoroute. Ce retard, prophétique de mon attitude au sein de la société, n'éveilla l'attention de personne. Après une heure d'attente, qui n'avait d'autre teneur que le bon vouloir de Monsieur Li, il m'accueillit. Directement, il me demanda quand je souhaitais commencer. Mon contrat de travail démarrant le jour même, je lui répondis que j'étais un peu là pour ça. Je l'embarrassais bien : il allait devoir trouver ce que je pouvais bien faire. Pouffant intérieurement, je me gardais bien de lui révéler à quel point je trouvais absurde d'embaucher sans savoir pourquoi, et nous passerons la matinée à chercher ensemble pour quelle raison j'étais là. A 11 heures 30, le gong du déjeuner sonnant, nous sommes allés dans le restaurant délabré de l'entreprise, au dernier étage. L'après-midi, à treize heures trente, après son incompressible sieste, nous avons continué de disserter sur ma présence, pour conclure que la première étape était d'appréhender les produits. Par ailleurs, la société ayant embauché du monde ces dernières semaines, une formation collégiale coulait de source. Le démarrage de celle-ci fut planifié pour le lendemain matin.

Le soir même, pour célébrer les nouvelles arrivées au sein de la structure, Monsieur Li imposa à tout le staff un dîner dans le restaurant de l'hôtel rupin appartenant au groupe. Monsieur Li, comme de nombreux chinois, ne boit pas : il se bourre la gueule. Dès lors, en interludes de mets plus ou moins fastueux, le repas a consisté en séances répétées de levages de coude, au solde desquels Monsieur Li ressortit la face aussi rouge que le vin qu'il avait englouti. Et, en César antique, durant tout le dîner, c'était à Monsieur Li qu’il revenait d'indiquer quand nous devions boire, manger, et trinquer. Avec étonnement, j'avais réalisé ce premier soir que certains employés parlaient français. Le groupe ayant une usine au Maroc, la maîtrise de la langue de Molière était un atout. Le lendemain en arrivant, je croisais Monsieur Li dans l'ascenseur, les yeux encore empourprés d'alcool. Il m'avoua qu'il avait trop bu la veille, mais qu'il m'appréciait particulièrement, car j'avais tenu les nombreux verres qu'il m'avait servi : étonnant paramètre pour émerveiller son patron, pourtant commun en Chine. Ce devait être ça, une entreprise « traditionnelle ».

L'héritage du communisme.

Nous sommes montés dans un des vans de l'entreprise pour nous rendre à la première formation, qui consistait en un cours sur les câbles de fibre optique, entièrement en chinois, donc incompréhensible pour moi. L'un de mes collègues essaya de traduire, mais comme il s'agissait d'un produit technique, et qu'il parlait français comme une vache espagnole, je n'arrêtais pas de lui poser des questions. Finalement, je décrochais bien vite, le remerciant de ses efforts, tout en lui signifiant de laisser tomber. Quand j'en avais marre, ou que je commençais à m’assoupir, je sortais fumer une clope...

Vers quinze heures, la formation s'étant achevée, nous sommes rentrés. Imperturbables, comme si c'était la suite naturelle d'une journée de travail, mes collègues s'installèrent directement derrière leurs bureaux pour lire le journal en attendant l'heure de débauche. Inquiété par la tournure de cette première journée, j'irais expliquer à Monsieur Li que si toute la semaine se déroulait ainsi, je ne connaîtrais rien aux produits. Il convoqua alors tous les participants pour les interroger sur leur visite. Avec effroi, nous découvrîmes que personne n'avait rien compris à la fibre optique, malgré le fait que la formation eut été en chinois. Les employés avaient fait ce qu'on leur avait dis de faire : ils s’étaient rendus à la leçon imposée, sans avoir pour objectif d’en retirer un enseignement. Comme Monsieur Li travaillait dans une société d'état et qu'il y était directeur général, il était débordé : en conséquence, il décida de nous accompagner en formation le lendemain. La réunion prit fin. A dix-sept heures, une alarme annonça la débauche. Mes collègues replièrent leur journal, enlevèrent leurs pantoufles, et enfilèrent leurs chaussures pour rentrer chez eux. Car pour des raisons pragmatiques liées au confort, les chinois portent souvent des chaussons sur leur lieu de travail. Quand on arrive, cela déroute et amuse. Après quelques années, on n'y voit plus qu'une lubie infantile.

La troisième journée démarra par de l'attente, car nous ne partirons en formation que vers dix heures. En attendant, nous avons regardé trois de nos collègues surfer sur Internet, et avons papoté. Quand je demanderais à Monsieur Li ce que je pouvais faire, il me répondra sobrement « et bien, euh… Rien ». Nous partirons finalement à destination de l'usine qui nous accueillera pour nous former sur la fabrication de tubes en plastique. Là aussi, le cours eut lieu en mandarin. Mais les produits étant beaucoup moins techniques et peu nombreux, j'en suis sorti avec l'impression d'avoir à peu près tout compris.

Sous un cagnard infernal, nous rentrons au bureau vers 11 heures 30 pour déjeuner. Et dans l’entreprise de Monsieur Li, après le repas... Il y a la pause ! Ne reprenant le travail qu'à 13 heures 30, mes collègues en profitaient pour s'allonger dans des transats et roupiller. Il fallait le voir pour le croire. Dans le bureau silencieux, n’ayant rien d’autre à attendre que le réveil collégial, je vérifiais mes e-mails dans la salle informatique qui comptabilisait trois pauvres PC qui n’étaient pas en réseau et une imprimante matricielle obsolète. Car aucun des bureaux n’était équipé de PC, et seule cette pièce informatique permettait de « travailler ». Une collègue insomniaque téléchargeait un film que nous regarderons ensemble, finissant de le visionner après que la sonnette d'embauche ait retenti. Par mesure de sécurité, elle baissa tout de même le son pour éviter qu'on nous surprenne.

En me rendant aux toilettes, je croise Monsieur Li. Il se nettoyait le visage après sa sieste dans son bureau – où il s'enfermait systématiquement à clé pour l’occasion-. Ça m’avait surpris les premiers temps, mais je voyais très régulièrement des employés qui, aux horaires ouvrés, faisaient leur toilette, où se lavaient les cheveux au-dessus des lavabos. Un de mes assistants m’expliqua que tous les collègues vivaient dans les dortoirs de la société, et que c’était ça, ou bien faire la queue tous les soirs à l’entrée des salles de bain communes pour pouvoir prendre une douche.

Je demandais à Monsieur Li quelle était la formation prévue pour l'après-midi, ce à quoi il me répondit qu'il n'y en avait pas. Qu'est-ce que j’allais bien pouvoir faire jusqu'à 17 heures, moi ? Je me reconnectais finalement au Web, prenant mon temps pour y collecter des données sur le marché international de la fibre optique : je me suis occupé ainsi, simulant le travail... Comme les autres. M’octroyant une courte pause dans cette longue pause qu’était mon après-midi, je suis allé discuter avec un collègue, et, me rendant compte qu'il fallait qu'il termine sa lecture de l’équivalent chinois de « l’Équipe » avant la débauche, je suis retourné derrière un des vieux ordinateurs, tout en prenant soin de descendre au rez-de-chaussée toutes les heures pour fumer une cigarette.

Un quart d’heure avant la débauche, Monsieur Li nous convoque pour faire un résumé de la journée. Tout le monde était bien emmerdé ! Mon collègue amateur de journalisme sportif ne lui rapporta pas le score du Real Madrid, pourtant de passage en Asie. Et mon autre collègue cinéphile ne lui raconta pas la fin de son film. S’ensuit un long monologue de la part de notre directeur général, durant lequel il tartina sa science concernant la formation que nous avions eu sur les quatre tubes en plastique le matin même. Je réalisais alors que du fait de la langue, je n’avais en définitif pas compris grand chose. Puis j'informais Monsieur Li de mes recherches sur Internet, et le sentit interloqué, impressionné qu’une idée aussi innovante ait pu me venir à l'esprit.

Il demandera finalement à tout le monde de sortir, à l'exception de moi, et de deux autres employés. Il nous informera religieusement de la création d’un nouveau service qui s'appellerait Development Department, dont nous serons les trois membres, et dont le but était de lancer une activité d’export de produits chinois, qu’ils soient fabriqués par la société ou non. Si il n'y avait pas de résultats dans trois mois, il fermerait le service, avec les conséquences imaginables pour son personnel. Je ne pris même pas soin de lui préciser que, dans une démarche commerciale, surtout à l'export, trois mois est une échéance comique, particulièrement quand on ne connaît ni le marché, ni les produits, ni les clients, et qu’on est équipé d’assistants aussi zélés que des escargots arthritiques. Je m’en fichais : dans tous les cas, si je n’étais pas viré au bout de trois mois, je donnais ma démission. En sortant du bureau de Monsieur Li, un de mes nouveaux assistants s’offusquera : il était 17 heures 20, et nous avions fais 20 minutes de rab.

Le lendemain matin, après avoir signé quelques formulaires me responsabilisant sur la question, on me remit les clés du bureau désaffecté accueillant le Development Department nouvellement créé. Sur 12 m², trois bureaux massifs et vieillots nous attendaient, que nous organiserons dans un souci de rentabilisation de notre maigre espace. Il n’y avait ni armoire, ni meuble de rangement, ni ordinateur, et un seul câble de connexion Internet était disponible, pendouillant lamentablement à côté du climatiseur millésimé.

Je ne sais pas travailler sans PC ni internet, et je voyais mal, dans ces conditions, quelles missions je pouvais confier à mes deux collaborateurs. Comme ces choses-là prennent du temps, la connexion Web n’a été ouverte que le lendemain. Alors en attendant, Monsieur Li, dans son infinie mansuétude, m'a trouvé du travail : j'ai tapé un courrier et envoyé un fax. J’en étais à piquer le boulot des stagiaires ! De même, pour occuper mon assistante, je lui ai proposé de remplir des bordereaux d'envoi en express type Chronopost. Elle s'est assise derrière une vieille machine à écrire, et a passé une bonne demi-heure à taper le premier, déchirant de nombreux exemplaires dès qu’une faute de frappe se présentait. Elle s’est distraite ainsi pendant près d’une demie journée. Quant à mon autre assistant, je n’ai pas osé le déranger, et l’ai laissé dévorer la biographie d’Adolph Hitler, qui paraissait le fasciner. Il avait au moins l’honnêteté de montrer qu’il n’avait rien à faire, emportant systématiquement son livre au bureau.

C’est sur ces chapeaux de roues que nous avons démarré l’activité du Development Department. Très rapidement, j’ai atteins un rythme de croisière qui, à défaut d’être rentable pour la société, me permit de m’adonner à mon violon d’Ingres : l’écriture. C’est bien simple : je n’ai jamais autant écris que pendant ces trois mois au sein de la société de Monsieur Li. Être payé pour cela était un vieux rêve, que mon patron, sans le soupçonner, avait rendu possible. Et, afin d’atteindre mon objectif, à savoir quitter l’entreprise au solde du premier trimestre, je n’ai pas hésité à ne rien faire de mes journées. Mais alors ce qui s’appelle vraiment rien : j'avais connu une période de chômage bien plus active. La seule chose que j’ai faite intensément pendant trois mois, c'est rien. Si j’avais été dans l’accessoire automobile et affublé d’un zozotement, j’aurais pu même dire que j’étais le roi de l’anti-zèle.

L'héritage du communisme.

Mais ne rien faire et en donner la conviction à son entourage n’est pas si aisé. Je baillais pourtant bruyamment, surtout lors du passage d'un collègue devant mon bureau. Je soupirais tout aussi intensément pour montrer mon ennui profond. Et il ne s'agissait pas là du soupire « y a trop de boulot », mais plutôt du soupire « qu'est ce qu'on s’ennuie ». La nuance est maigre, mais elle se remarque néanmoins : essayez avec votre concubin au lit, et vous verrez le résultat.

Je restais derrière l’ordinateur -Dieu merci, je disposais d’un PC personnel- pour écrire des e-mails à ma famille, à mes amis, voire même à de vagues connaissances, pour peu que cela m’occupe. Hélas, quand on passe ses journées derrière un bureau à torturer le clavier, on donne l’impression de travailler. C’était d’autant plus vrai que je rédigeais mes courriers en français : la plupart de mes collègues n’avaient aucune idée de leur contenu, et pouvaient l’imaginer professionnel.

Je ne fournissais aucun travail à mes collaborateurs, qui bénissaient ainsi leur manager chaque heure, dans le recueillement statique de lamantins se prélassant.

J’arrivais en retard tous les matins, surtout le lundi, où je débarquais au bureau après 9 heures, alors que nous étions supposés être sur le pied de guerre dès 8 heures, à attendre patiemment que l'horloge tourne. Hélas, Monsieur Li était toujours bien plus en retard que moi, soit du fait d’une saoulerie extrême la veille, soit à cause de ses cours de conduite.

Je prenais une pause d'une demie heure le matin, et une autre l'après-midi -entre les deux longues demies pauses que constituaient les deux moitiés du matin, et les deux moitiés de l'après-midi-, prétextant que j'avais soif. Je me rendais alors dans une supérette adjacente aux locaux, où j’achetais du café en canette, sous les sourires étonnés des chinois. Mais je faisais une erreur systématique, laissant ma veste sur le dossier de ma chaise, devant mon ordinateur allumé. Dès lors, les rares gens qui passaient me voir, essentiellement Monsieur Li, se disaient « Oh ! Il ne doit pas être bien loin : sa veste est là et son PC fonctionne. »

Je m’informais des us chinois via mon assistante, qui parlait merveilleusement bien le français, et qui était bien heureuse de pouvoir ainsi passer le temps, tout en communiquant sa culture à un étranger passionné. Comme on papotait des heures durant en français, nos collègues devaient penser qu'on parlait boulot.

Je venais toujours en jean et chemisette au bureau, m'affublant même d'un tee-shirt et d’un short dès lors qu'il était fixé un rendez-vous important, particulièrement pour ceux où il était bien stipulé que le port du costume était impératif. Mais personne ne m’en a jamais fait la remarque.

C’est à cette époque que ma nièce est venue pour la première fois en Chine. Les vacances d’octobre, qui célèbrent la proclamation de la République Populaire par Mao en 1949, tombaient quelques jours plus tard. Je devais donc, en attendant ces congés, faire acte de présence au sein de la société. Pour l’occasion, j’avais demandé à mon assistante d’accompagner ma nièce, afin qu’elles profitent ensemble du piètre tourisme concevable dans le bled. Mon assistante n’en était que plus heureuse : elle n’avait plus à venir au bureau avant les vacances, ce qui lui permettait de se préparer en douceur à cette échéance de farniente, cette fois officielle.

Ne pouvant plus papoter toute la journée, j’en profitais pour faire plus amplement connaissance avec mon autre assistant qui, par chance, avait achevé la biographie du tyran teuton. Un matin, il m’étonna. Nous avions reçu une demande par fax émanant d’un client américain. Pour rappel, la société d’import export du groupe se divisait en deux services : l’un pour l’Europe, l’autre pour l’Amérique. Celui dont Monsieur Li assurait la direction était dévolu à l’Europe. Et quand mon assistant reçut le fax des Etats-Unis, il le déchira. Interdit un instant, je reprendrais mes esprits, lui demandant pourquoi il ne l’avait pas communiqué au service qui s’occupait du secteur Américain. Avec un naturel absolu, il me répondit « la concurrence est rude en interne, il est hors de question de donner les moyens à l’autre département de réaliser ses objectifs ». Le plus estomaquant, c’est que, et je cite verbatim mon assistant : « c’est Monsieur Li qui nous demande de faire disparaître de telles demandes si elles atterrissent par erreur sur notre fax. De toutes façons, l’autre département doit faire la même chose à notre encontre ». Belle démarche, qui s’inscrit dans celle de la coopération, et de l’augmentation du chiffre d’affaires : s’il en avait eu vent, je ne suis pas certain que le conseil d’administration aurait apprécié ! Éberlué, je suis retourné à l’écriture.

Durant mon séjour au sein de la société de Monsieur Li, afin de ne pas trop m’ennuyer, il m’a fallu inventer des occupations. L'une d’entre elles consistait à poser une bouteille de Coca sur le bord du bureau, et à prendre les paris avec moi-même : lequel de mes assistants la renverserait en premier ? Et lors de l’inéluctable chute, alors que le liquide gluant et sucré imbibait mes dossiers remplis de feuilles de papier n’ayant pas d’autre fonction que de garnir des classeurs vierges de travail, je pouvais passer à une autre occupation toute aussi stimulante : celle du nettoyage. Je psalmodiais alors au collègue concerné que ce n'était pas de sa faute et que j'aurais du poser ma bouteille ailleurs, filant aux toilettes pour aller piquer quelques feuilles de papier du même nom, et ainsi effacer toute trace du soda. Il faut dire que les chinois sont assez souvent patauds. Et même si le risque de faire tomber la bouteille me paraissait évident en rentrant dans le bureau, eux le remarquait peu.

L'autre occupation, c'était d'aller fumer une cigarette. J’étais le responsable du département, et, en tant que tel, j’aurais pu, hiérarchie oblige, enfumer mon bureau. Mais voilà, je n'avais pas envie que le parfum de tabac froid dérange l’hibernation de mes collaborateurs. A cet effet, j'avais trouvé une petite pièce au fond du couloir, adjacente à un lieu de prière qui renfermait un autel où trônait, entre deux lampions pourpres, une idole statufiée. Une musique sacrée emplissait les ténèbres de ce temple improvisé, lui-même nimbé d'encens et de volutes vaporeuses. Mon fumoir en était l'antichambre. Un peu gonflé : c'était comme d'aller cloper dans la sacristie, sapristi ! Pour aller prier, les pieux passaient dans la zone fumeur. Ils me regardaient alors avec un sourire, se demandant bien ce que je pouvais rien faire là. Je fumais en fumiste à la vue de tous. Le plus rigolo, c'est que paradoxalement, il était interdit de manger dans les bureaux. Et tout contrevenant se voyait pénalisé de 50 yuans. Pour information, le salaire mensuel de mes assistants à l’époque était de 800 yuans. Mais dans une logique débile, Monsieur Li ne me disait rien quand je prenais dix minutes toutes les heures pour aller m'en griller une dans les locaux.

Quand Monsieur Li me convoquait pour me demander où j'en étais, faisant penduler l’échéance du trimestre en épée de Damoclès en carton, je boudais une moue déconfite d'incertitude face à l'avenir du service dont j'avais la charge. De retour derrière mon bureau, hypocritement, je lui envoyais un e-mail long comme le bras, dont la rédaction me prenait un temps fou et inutile, et dans lequel je ne manquais pas de lui préciser que, ô rage, ô désespoir, ô paresse ennemie, rien n'aboutissait. Et pourtant, à chaque réception de ces rapports épistolaires aux proportions de bottin, mon directeur général encensait la qualité de mes démarches : remuer du vent semblait justifier ma présence. C’était à n’y rien comprendre : j’avais inventé le travail virtuel.

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Malgré le néant que constituait le résultat de mon travail inexistant, Monsieur Li voulait que je reste. Ça se sentait. Il tentait insidieusement de me faire préférer le bled tiers-mondiste où l’entreprise avait son siège, plutôt que Suzhou, la ville merveilleuse d’où je venais, et que les chinois eux-mêmes ont qualifié de paradis terrestre. Et en simplet, il a usé de subterfuges pachydermiques à cet effet.

A l’époque, j’étais célibataire. Et de temps à autre, dans le courant de l’après-midi, il venait dans mon bureau pour m’annoncer, sur le ton d’une grâce qu’on accorde à un esclave, qu’il m’invitait dans une boite de nuit le soir même. Sur le principe, je n’avais rien contre le fait de me faire payer une tournée, mais il y a quelques soirées que j’aurais préféré consacrer à l’écriture. L’objectif de ces sorties était toujours le même : y rencontrer l’âme sœur qui me ferait chavirer, et annihilerait mes velléités de retour à Suzhou. Au début, c’était marrant. Mais très rapidement, c’est devenu fatigant. Dès qu’une fille passait, Monsieur Li y allait de ses remarques lourdes, me poussant à aller faire connaissance, me vantant la plastique de la demoiselle, scrutant mon attention à son égard, espérant me voir foncer sur cette proie féminine, et qu’avec elle, je construise mon nid à quelques pâtés de maison du bureau. Parfois, après quelques verres dans le nez, il m’imposait, despotique et aviné, d’aller draguer une minette qu’il avait remarquée. Le voir revenir à la charge m’éreintait. Et systématiquement, je le remerciais de se soucier de mes oreillers froids, mais lui précisais que je n’avais pas besoin qu’on me tienne la main. Quand il m’interrogeait sur la localisation géographique d’une providentielle petite amie, je bottais en touche, lui répondant que vivant à Suzhou le week-end, et travaillant dans son bled la semaine, la logique exigeait d’avoir deux copines. Le machisme étant de mise au sein de entrepreneuriat traditionnel chinois, il gloussait de mon ironie facile.

Par ailleurs, Monsieur Li, ayant peur que je ne m’enferme dans une solitude suicidaire, voulut que je me fasse des amis. Là aussi, sur le principe, c’était plutôt gentil. Un jour, il hurle mon nom dans le couloir –il gueulait toujours ainsi quand il souhaitait que quelqu’un vienne dans son bureau-. J’arrive benoîtement, lui demandant ce qu’il voulait. Un chinois obèse était vautré à la table de réunion, que Monsieur Li me présente comme étant un ami neurochirurgien. Vu depuis l’Occident, atteindre cette spécialisation médicale est gage d’une éducation et d’un mental exceptionnels. On se serre la main, et le Docteur de m’avouer dans un chinglish haché qu’il souhaitait apprendre le français. Monsieur Li, heureux, me propose de passer la soirée avec son ami, pour faire connaissance, et lui donner quelques tuyaux quant à l’assimilation de la langue de Molière.

J’avais accepté, n’ayant rien d’autre à faire. Mais dès le premier contact, je l’avais mal senti, ce type, tout docteur qu’il était. Au-delà de son obésité écrasante, ses dents étaient cariées une sur deux, offrant à chaque sourire la vision d’un clavier de piano monstrueux. C’était d’autant plus angoissant qu’il se sentait obligé de parler à deux centimètres du visage des gens. Il respirait très fortement, dans des intonations terrifiantes, à l’image d’un pervers extatique au réveil du printemps. Ses paroles éjectaient des glaires, que dans ces proportions, on ne pouvait plus qualifier de postillons. Quand il riait, les saccades de ses pouffements rappelaient ceux d’un trisomique, allant jusqu’à générer l’effroi pour qui les entendait. Ses mains, qu’on aurait imaginé, en accord avec son métier, précises et décidées, étaient des battoirs flasques et moites. Emballant tout cela, des frusques ternes avéraient des progrès de la mode depuis la disparition de Deng Xiao Ping.

Notre première soirée a été abominable. Connement, je lui avais communiqué les coordonnées de mon hôtel et le numéro de ma chambre. Il était passé me prendre un peu plus tard, m’emmenant dans un restaurant du centre-bled au volant de son vieux mini van miteux qui aurait fait rire aux larmes les mécaniciens du contrôle technique. Assis à une de ces tables rondes communes dans les établissements chinois, il fumait cigarette sur cigarette, haranguant lourdement chacune des serveuses en leur répétant que j’étais son professeur de français. Les serveuses, qu’il répugnait autant qu’il me dégoûtait, se demandaient bien ce que leur voulait ce gros type. Moi, je me sentais mal à l’idée d’être amalgamé à l’effroyable docteur : j’avais l’impression de promener l’idiot du village. Et durant toute cette soirée, il n’a eu de cesse de me suggérer de lui apprendre le français, me demandant grossièrement comment je procéderais, et de quels outils j’aurais besoin, alors que dès le début du repas, je lui avais fermement expliqué qu’il était hors de question que je lui donne des cours : je n’avais aucune intention de devenir précepteur d’un malade mental, et souhaitais dévouer mon temps libre à bien autre chose. Mais cette lourdeur à revenir à la charge devenait exceptionnellement lassante.

Je dois l’admettre, il y a là une habitude typique des chinois qui m’agace au plus haut point : ils ont une capacité à insister pesamment mais poliment, en usant de détournements grotesques, et dont on décèle pourtant la finalité de manière complètement flagrante et instantanée. Et si « non » n’est pas la réponse qu’ils attendent, ils continuent comme si de rien n’était, maintenant leur pression absurde qu’ils évaluent volontiers brillante, alors qu’elle est lourde et évidente, le tout avec un sourire mielleux. Et au bout d’un moment, ça devient horripilant, car même mettre les choses au point de manière crue ne sert à rien : soit ils ressentent cette fermeté comme la pire des goujateries –dans la culture chinoise, contredire directement un interlocuteur est un manque d’éducation inexcusable : qu’il ait tort ou non, qu’on soit d’accord ou pas, là n’est pas la question. La vérité est accessoire. Ce qui est impératif, c’est une communication harmonieuse où personne ne perd la face. Or, essuyer un refus, même justifié, est une perte de face dans le consensus chinois-, soit ils continuent jusqu’à ce qu’ils atteignent leur objectif, ou à défaut, ne donnent plus jamais de nouvelles d’eux. Le pire dans ces échanges, c’est qu’ils sont convaincus d’être plus malin que leur interlocuteur. Alors qu’en face, on se sent confronté à un abruti qui vous prend pour un crétin, et auquel il est impossible de faire réaliser la bassesse de son QI. Ce n’est pas frustrant d’être pris pour un con par un imbécile. Ce qui l’est, c’est, du fait de sa stupidité, de ne pas pouvoir lui faire comprendre.

En rentrant à l’hôtel, je me suis écrasé sur mon lit, soupirant d’aise de savoir la soirée terminée. Mais ça ne s’est pas arrêté là. A partir de ce soir-là, il ne m’a plus lâché, m’appelant plusieurs fois par semaine, parfois par jour, pour que nous puissions nous retrouver. Au démarrage, j’étais un peu gêné. Certes, dans cet environnement où je n’avais aucune vie sociale, sortir était une bonne idée. Et puis, n’étant en Chine que depuis quelques mois, j’avais envie de faire des efforts avec un peu tout le monde pour m’intégrer et découvrir. Mais pour avoir passé une unique soirée avec lui, j’aurais très largement préféré la compagnie d’un ours en peluche, voire d’un animal mort. Et puis, Monsieur Li me l’avait présenté comme étant un bon ami, et je ne voulais pas non plus froisser la fierté de mon patron, qui, sur le fond, avait provoqué la rencontre pour une raison fort sympathique, même si calculée.

Alors j’ai encore souffert durant quelques soirées en compagnie de l’ineffable neurochirurgien. Lorsque nous sortions dans un restaurant, systématiquement, en lisant le menu, il me faisait le taux de change, et plutôt que de me préciser les tarifs en monnaie chinoise, il me donnait une approximation en dollars. A chaque fois, lui répéter que je vivais en Chine, que je n’étais pas américain, et qu’en conséquence, le prix en dollars n’évoquait rien pour moi, s’avérait inutile. Et tout aussi systématiquement, il remettait sur le tapis sa volonté d’apprendre le français, me demandant quand je pensais pouvoir enfin disposer de suffisamment de temps libre pour que nous commencions les cours.

L'héritage du communisme.

Un soir, il commença à comprendre le désœuvrement dans lequel je m’enlisais fermement en sa compagnie ventrue et hydrocéphale. Il se mit en tête de me faire visiter l’hôpital où il pratiquait, histoire, certainement, de me rassurer sur le bonhomme. Le département de neurochirurgie conférait à un abattoir, l’hygiène en moins. Le sol carrelé était gras et recouvert de gadoue. La paillasse sur laquelle les patients étaient abandonnés au triste Frankenstein chinois était partiellement oxydée. Et le bon toubib et ses collègues n’hésitaient pas à fumer largement, remplissant de mégots une corbeille saturant déjà de gaze ensanglantée et abandonnée depuis des jours. On aurait dit la cuisine de « Massacre à la tronçonneuse ». En plus d’être bouché, le docteur était boucher. Pire qu’avec les serveuses, dès qu’il croisait une infirmière, il me la présentait, pour lui raconter que je recherchais une petite amie. Là aussi, même en lui expliquant que ce type d’entremise ne crédibilisait personne, il insistait, sous les regards agacés des nurses. Et le pire, c’est qu’il ne se rendait même pas compte qu’il passait pour un imbécile auprès d’elles. J’ai eu droit à une visite complète de l’hôpital, et au retour, ai pris une douche durant laquelle je me suis savonné abondamment, de peur d’y avoir attrapé quelques germes fatals.

Le dernier soir à ses côtés a été le plus horrible. Mon assistante gagnait un salaire de fonctionnaire au sein de la société de Monsieur Li, et donner des cours de français lui aurait permis de mettre du beurre dans les épinards. Moi, en plus, ça me débarrassait d’un problème. Je lui en touchais deux mots, et l’idée l’enchanta. Quand, inéluctablement, le docteur me contacta pour que nous dînions, je lui proposais le projet, lui précisant que mon assistante pouvait se joindre à nous, et qu’elle ferait un excellent professeur. Le docteur acquiesça, et après avoir quitté les bureaux, nous nous sommes retrouvés attablés dans un restaurant. Il rriva en retard, avec les ongles noirs, comme s’il avait passé l’après-midi à triturer un moteur de bagnole, imprimant un cambouis indélébile sur le bout de ses doigts. Je lui en ferais la remarque, et il me répondra tout naturellement qu’il avait passé l’après-midi à opérer.

Je ferais les présentations avec mon assistante, et avec la finesse d’une harde d’hippopotames, il prétextera finalement que, dans son métier, parler le japonais plutôt que le français représentait plus d’intérêt. C’était bien sûr une façon détournée d’avouer que, pour briller socialement, il lui fallait un professeur de français ayant l’hexagone pour origine, et pas une chinoise. Mon assistante m’a vu fumer. Très directement, je lui ai alors demandé pourquoi il me cassait les couilles depuis plusieurs semaines, avec une insistance de torture psychologique, pour que je lui donne des cours. Ce n’est que dès lors qu’il m’avouera qu’avoir un ami français, en société, ça faisait bien : j’étais un accessoire de paraître, un animal rare, une curiosité qu’on exhibe. Mon sang n’a fait qu’un tour, et mon assistante et moi-même avons quitté la table prématurément.

Il n’avait toujours pas compris. Quelques jours plus tard, il tenta de me rappeler sur mon portable à plusieurs reprises. Systématiquement, je lui raccrochais au nez. Le soir, alors que j’écrivais enfermé dans ma chambre d’hôtel, mon téléphone portable retentit de nouveau. Je décrochais, sans reconnaître le numéro affiché : il m’appelait depuis la réception, me demandant de descendre pour aller dîner. « Tu es à la réception ? Ne monte pas, j’arrive ! » lui ordonnais-je sur un ton excédé. J’enfilais nerveusement mes souliers, rejoignant d’un pas décidé le hall d’entrée où il m’attendait placidement. Sans même le saluer, je vidais mon sac « Tu n’es pas mon ami. J’en ai marre que tu me harcèle en m’appelant tout le temps. Je ne te donnerais jamais de cours de français. Et je ne veux plus jamais te revoir. Est-ce que c’est clair et que ton niveau d’anglais te permet de comprendre ça, ou bien dois-je en venir aux mains ? ». Abasourdi et rougissant, il a fait demi-tour en même temps que moi, la tête haute et péteuse de l’arrogant rabaissé, pour disparaître dans la nuit. Je n’en ai plus jamais entendu parler, et ai pu continuer à écrire durant toutes les soirées qu’il me restait jusqu’à la fin de ma période d’essai. Par fierté, je doute qu’il en ait parlé à Monsieur Li. Dans tous les cas, ce dernier ne le mentionna plus.

L'héritage du communisme.

Un matin, Monsieur Li pénétra dans mon bureau pour m’annoncer qu’un de mes assistants et moi-même allions représenter la société lors d’un salon pékinois. Au su du passé historique de la structure, un stand nous était gracieusement alloué par l’organisateur, pour que nous y exposions tous nos beaux produits, avec l’espoir de décrocher de nouveaux clients. Moi, j’étais bien content : j’adore Pékin, et rêvais depuis quelques années d’y retourner. Par ailleurs, pendant les quelques jours que durait le salon, je n’aurais plus à faire montre de tous ces stratagèmes pour convaincre de mon manque total d’activité.

Trois semaines plus tard, c’étaient les grands départs. Au su de notre pathétique rang hiérarchique comparativement à Monsieur Li, nous prendrons le train de nuit pour rejoindre Pékin, quittant Shanghai vers dix heures du soir, pour arriver à destination vers sept heures du matin. Monsieur Li, lui, embarquera dans un vol qui le fera atterrir dans la capitale chinoise deux heures plus tard : on ne mélange pas les torchons et les serviettes.

Le jour du départ, Monsieur Li, me voyant en jean et tee-shirt, me demandera si j'avais emmené un costume et une cravate pour le salon. Bien sûr, assurais-je, j'ai l'honneur de représenter la société ! Par contre, mon collaborateur, rougissant de honte, n'y avait pas pensé. Nous en serons quitte pour repasser chez lui, et y récupérer quelques affaires endimanchantes.

A Pékin, en arrivant au parc des expositions, nous découvrons notre stand de neuf mètres carrés. Et là, c'est la ruée : tous les décorateurs de stands harcelaient les exposants, leur présentant un album recensant des prises de vue de piètre qualité supposées attester de la valeur de leurs réalisations. C'était à celui qui arriverait à arracher le plus de clients ! En Europe, ce genre de choses se prépare des mois à l'avance. Ici, tout se fait sur place, au dernier moment, en passant par des locaux bricoleurs. Le fait de voir un « Long Nez » –une des appellations argotiques chinoises qui désignait les blancs- les amusera d'autant plus, et certains n'hésiteront pas à me présenter leurs collègues féminines pour remporter le marché !

La démarche était, dans l’ordre, d'aller déjeuner –la seule excuse qu’un chinois trouverait pour sauter un repas, c’est l’extrême-onction, quelle que soit l’urgence du travail-, de passer une demi-heure à briefer les ouvriers sur ce que nous souhaitions, les laissant tout faire... Pour prendre un taxi et faire du tourisme. L'emploi du temps m’allait très bien. Au retour de la Place Tian’an’men et de la Cité Interdite, nous fignolerons toutefois par nous-mêmes l'installation du stand.

Le lendemain matin, j’assistais à un show en guise de cérémonie d'ouverture. Mais le salon étant tout petit, tout ceci paraissait un peu ridicule. Je pris néanmoins plaisir à écouter la fanfare entonner tant des morceaux occidentaux que chinois, et m’en fus visiter tous les stands, prenant soin de prendre des catalogues au passage, serrant un maximum de pognes : mon appartenance ethnique m’affiliait irrémédiablement à un gros poisson potentiel.

Les chinois ont une façon de prospecter sur les salons qui me laisse dubitatif. Ils refilent allègrement des catalogues à toute personne qui se présente, comme ils distribueraient des tracts dans la rue, sans se soucier de savoir si c'est un client potentiel ou existant, un concurrent, ou le balayeur de l’expo. Ils prennent un maximum de cartes de visite à tous les individus qui passent, les enfournant dans une boite commune où elles s’y mélangent comme les boules du Loto, sans demander à leurs propriétaires qui ils sont, l’activité de leur entreprise, quels produits les intéressent, dans quelles quantités, sous quel délai, pour quel marché, etc.… Bref, ils se contentent d’engranger le plus de contacts possible sans connaître leur intérêt véritable et peut-être les relanceront-ils un jour.

L'héritage du communisme.

Il faut dire qu’en Chine, la carte de visite est assimilée à un pedigree qui atteste du statut de la personne qui la possède. Offrir sa carte de visite à quelqu’un, ce n’est pas uniquement communiquer ses coordonnées, mais se présenter. On la tend des deux mains, et il est de bon ton, de la part de celui qui reçoit la carte, de la saisir respectueusement des deux mains aussi, puis de prendre le temps d’en détailler le contenu comme si il s’agissait d’un document officiel et d’importance. En Chine, un homme d’affaires qui n’a pas de carte de visite n’est pas un homme d’affaires : c’est la carte qui fait le pro.

En Europe, c’est complètement différent. La démarche commerciale sur un salon s’organise : sur les stands, on discute avec les visiteurs, histoire de savoir à qui on a à faire, essayant de comprendre au mieux leurs besoins, tout en évaluant l’intérêt économique d’une relation d’affaires avec ceux-ci, et la meilleure façon d’y répondre. En parallèle, à travers le discours, on tente de crédibiliser l’entreprise, tout en essayant de séduire. Les chinois s'en foutent, et l'équation est simple : les fourmis aiment le volume. Ils partent du principe que plus ils ont de cartes de visite, plus ils ont de clients potentiels. C’est leur butin. Mais faute d’informations qualifiées sur chacun de ces prospects, ils ne réalisent pas qu’ils peuvent passer à côté d’un gros client, ou perdre leur temps à relancer une entreprise qui ne représente aucun intérêt.

Avec mes habitudes bêtement occidentales, avant de quitter la société, j'avais pris soin de photocopier des rapports de visite, couramment usités en Europe. Il s’agit de formulaires tout simples, sur lesquels on prend des notes lors de l'entretien avec le visiteur, y agrafant sa carte de visite, et y relatant tout une gamme d’informations impératives sur sa société, son marché, et ses besoins. En suivant la trame de ce rapport de visite durant la discussion avec le chaland, on évite ainsi d’oublier des questions essentielles qui permettent de le cerner et de répondre à ses attentes. L’objectif était qu’au retour du salon, en relisant ces rapports, on sache isoler les types de prospects rencontrés, et quels arguments tarifaires ou quels services mettre en exergue pour avoir de bonnes chances d’obtenir des commandes. Mon assistant a trouvé cela super, surtout quand je lui ai dis que toutes les boites procédaient ainsi en Occident. Malgré tout, je fus le seul à les utiliser. Dans tous les cas, je n’ai jamais trop su ce que je foutais là, car tous les visiteurs étant chinois, la communication était impossible.

Durant le salon, Monsieur Li était tout content de pouvoir faire son paon. Le paon allait y retrouver sa poule, à savoir une fille de Pékin rencontrée sur Internet, et qu’il n’avait jamais vu de sa vie. Pour information, Monsieur Li était marié, et heureux papa d’une délicieuse enfant. Sur le stand, il m'informa qu'il avait une mission de la plus haute importance à me confier. Sa nouvelle petite amie devant arriver, il souhaitait que je passe la prendre à l'entrée du salon. J’imagine que disposer des services d’un employé blanc pour ce genre de besognes personnelles lui donnait l’impression d’être important. Hilare de son adultère, il me précisa qu'elle portait un sac rouge. Soit. Je me mis en chasse. Je la découvris à la porte du hall avec un pouffement : elle était petite, trapue comme un paysan médiéval, adipeuse jusque sous le menton, et même dans l’expression de son visage, il n'y avait rien à récupérer qu’une platitude extrême. Pour finir, son sac n’était pas rouge, mais rose. De retour sur le stand, sourire en coin, je demandais à mon collaborateur ce qu'il pensait d'elle, et il me répondra, avec un sens absurde de l’idolâtrie hiérarchique : « Mais enfin, si c'est la petite amie de notre patron, c'est une fille magnifique ! ». Le pire, c’est qu’il n’était même pas ironique, ni même dupe : sa réflexion n’était que le fruit d’un respect absurde, traditionnel et inconditionnel de la hiérarchie au sein d’une entreprise chinoise, qui plus est d’état. Au solde de la journée, Monsieur Li ne s'était quasiment pas adressé à elle, et me demandera comment je la trouvais. Je me contenterais de lui répondre que son sac n'était pas rouge, mais rose. Souriant, il me murmurera : « Quand la voix est jolie au téléphone, le physique ne suit pas. ».

Même si, pour un esprit occidental, la démarche surprend, elle n’en reste pas moins commune en Chine. Le mariage y est une finalité, plus que l’amour, dès lors que l’on a atteint l’âge de fonder une famille. Par ailleurs, nombreux sont les chinois qui, pour peu qu’ils aient atteint un statut social leur permettant de revendiquer leur réussite, valorisent leur pouvoir. Dans ce contexte, ils cumulent les aventures extraconjugales ; voire même, si les émoluments le permettent, entretiennent quelques poules qui, à défaut d’avoir la moralité d’une épouse modèle, ont le physique explosif de la parfaite amante, et dont ils pourront vanter la géométrie auprès d’autres hommes. En France, entendre un homme marié se gargariser de ses coucheries l’affilierait immédiatement au pire des minables. En Chine, même s’il ne faut pas que Madame soit au courant, c’est de bon ton entre machos friqués. Et combien en ai-je entendu ici, des entrepreneurs aboutis, qui cumulaient les conquêtes tout en étant mariés, et qui répétaient « j’ai réussi, alors il faut que ça se voit ».

L'héritage du communisme.

Ma période d’essai prenait fin en même temps que le mois d’octobre. Et une semaine avant l’échéance, j'avais précisé à cet inestimable chaînon manquant qu'était Monsieur Li qu’il fallait qu’on en discute. Systématiquement, avec une moue hautaine, il me répondait qu’il me contacterait à sa convenance pour m’informer de sa décision. Moi, j’attendais surtout qu’il me contacte à sa convenance pour que je l’informe de la mienne. Car dans tous les cas, je m’en foutais : si je n’étais pas viré, je me barrais. Le Development Department n’avait rien abouti, si ce n’est quelques crises de rire carabinées, et une expérience atypique au cœur d’une administration communiste. Mais ces aspects restaient difficilement valorisables auprès du patron. Et puis, j’avais déjà retrouvé un travail, à proximité de mon domicile, au sein d’une société privée dont l’activité reposait sur le supply chain management, et son jeune patron, Monsieur Sun, y faisait montre d’une motivation en pleine adéquation avec ce que je recherchais pour m’éclater professionnellement.

Ce n’est qu’au dernier jour de ma période d’essai qu’il m’invita dans son bureau. Monsieur Li y démarrera un de ces monologues loufoques dont il avait le secret. Au solde de mes trois mois de présence complètement inutile, sans qu’aucun nouveau client potentiel n’ait le moindre projet lointain de passer l’ombre d’une commande, même d’échantillons, il m’avoua sa satisfaction totale quant à mon manque flagrant de résultat. Me trouvant ambitieux dans ma stratégie, il tenait à me garder, et avait repensé la structure pour que j'en assume une partie de la direction. Incroyable : mes capacités professionnelles étaient telles que même en ne foutant absolument rien, j’obtenais une promotion.

C’était tout de même embarrassant. Mettez-vous à ma place. Personnellement, l'objet de cet entretien était qu'il me dise ce que j'avais envie d'entendre, à savoir : « tires-toi ! ». Alors, lorsqu'il m’a annoncé que, finalement, je restais, j’ai été obligé de lui répondre que, finalement, je partais. Sur le coup, ça m’a brisé le coeur. D’une part, c'était marrant de ne rien foutre, et mon séjour au sein de l’entreprise m’avait permis de développer mes talents de rédacteur comme jamais. D’autre part, je ne suis pas un monstre : moi, ça me faisait de la peine de faire comprendre à Monsieur Li que depuis le début, je le prenais pour ce qu'il était vraiment. Et je ne pouvais décemment pas lui en vouloir : il était idiot par connerie, pas par méchanceté.

Il me répondra en plaisantant qu'il fallait que j'arrête mon numéro, et me fit répéter trois fois que je démissionnais bien, car il n'en croyait pas ses oreilles. En lui annonçant que ma décision était prise –sans préciser qu’elle l’était depuis le début-, et que je rentrais à Suzhou, je l'ai senti déçu tout autant que surpris : comment pouvait-on souhaiter quitter une entreprise aussi prestigieuse ? Toujours est-il que notre collaboration d'une intensité remarquable s'arrêta donc là.

Heureux de rentrer à Suzhou, je clôturais définitivement mon compte auprès de « l’hôtel de la Rivière d’Argent » où j’avais séjourné pendant ces trois mois, et qui, pour prouver la véracité de son enseigne, surplombait un canal noirâtre et pestilentiel qui servait de décharge. Je rentrais chez moi, retrouvais Suzhou, mon appartement, et me retroussais les manches, excité à l’idée de démarrer un vrai travail, dans une véritable entreprise. Du moins le croyais-je….

L'héritage du communisme.

Rédigé par Christophe Pavillon

Publié dans #la culture entre 2 chaises.

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S
Aaah... c'est très fort ! Et carrément marrant ! Cette plongée dans l'univers de l'entreprise d'Etat à la chinoise dépasse mes espérances. Un autre titre adapté pour cet article aurait pu être : &quot;Immersion dans la 4ème dimension de l'entreprise&quot; !!<br /> <br /> Ce paradis de la glandouille et de l'apparence est vraiment sidérant. On voit au passage s'y cristalliser tous les problèmes et défauts qui se retrouvent à d'autres niveaux dans la société chinoise d'aujourd'hui, avec leur cortège de conséquences. On peut d'ailleurs comprendre, sous cet angle des choses, la volonté de l'Etat chinois de se défaire progressivement de ce type de structures.<br /> <br /> Pour l'anecdote - et parce que c'est assez analogique - ça me rappelle un jour à Pékin où, prenant l'ascenseur au rez-de-chaussée d'un grand immeuble pour aller rencontrer quelqu'un, j'ai la surprise de trouver dans cet espace réduit une jeune femme assise sur un tabouret, un téléphone filaire sur les genoux. Je lui fais un petit signe de tête et aussitôt - geste dont on ne critiquera pas la banale nécessité logique -, je lève le bras pour appuyer sur le bouton de l'étage où je dois me rendre. Scandale !!! La fille se lève offusquée, me fait les gros yeux tout en interceptant mon bras, et me demande sèchement à quel étage je désire me rendre. N'y comprenant rien, je répond mécaniquement en essayant intérieurement de piger rapidement où est le big problème, sans toutefois y parvenir, et je la vois appuyer à ma place, consciencieusement, sur le bouton de l'étage, tout en me fusillant du regard. Je perçois confusément que j'ai dû commettre un grave outrage, mais je ne sais pas où et me perds en conjectures rapides dans le ciboulot. Là dessus elle se rassoit, et tandis que l'ascenseur avale les étages, l'épisode se creuse dans sa dimension surréaliste : toujours aussi sévère et sérieuse, elle prend la peine de décrocher le téléphone pour informer je ne sais quel standardiste du bâtiment du fait que l'ascenseur est en train de monter avec quelqu'un dedans, et ceci - attention le scoop ! - parce que cette personne a manifestement l'intention de se rendre à un étage supérieur. C'est ce qu'on appelle un coup de fil justifié. Tout comme d'ailleurs la présence de la demoiselle dans l'ascenseur pour appuyer sur les boutons d'étages à la place des gens. Sur le coup, franchement, tout est allé très vite, et je n'ai rien pigé. Et en redescendant un peu plus tard, elle était encore là bien sûr, alors dans le doute je me suis bien gardé de lever simplement un doigt, histoire de m'éviter le goulag. Et c'est un peu plus tard, en y repensant, que j'ai eu le déclic ! Bingo ! C'était assurément un de ces métiers pléthoriques, très mal payés et parfaitement inutiles qui pullulaient en Chine afin d'atténuer la pression du chômage de masse, phénomène dont j'avais eu vent par la presse des années plus tôt. La fille était donc manifestement, au sein de l'immeuble, chargée du métier officiel de &quot;Préposée à l'appuyage des boutons&quot; au sein du département &quot;cage d'ascenseur&quot;... J'ai aussitôt compris l'ampleur effarante de ma goujaterie, fruit de mon ignorance éhontée d'Occidental mal embouché : en voulant appuyer sur le bouton de l'étage, j'outrageais sa fonction, insinuant par là même grossièrement que sa présence pouvait apparaître comme non entièrement indispensable. J'en suis encore confus.<br /> <br /> Dans notre logique occidentale, tout cela paraît effectivement surréaliste, et prête à sourire. Et ça se tient évidemment, vu depuis un certain angle.<br /> <br /> Mais au-delà de cet aspect des choses, se pose je crois un problème plus profond, qui transparaît clairement en filigrane dans ta courte aventure au sein d'une entreprise chinoise héritière d'une logique communiste. C'est que la logique qui préside à cela relève d'un héritage communiste du plein emploi garanti, donc, subséquemment, de la garantie de ne pas crever de faim, et d'avoir au moins un toit pour dormir. Dès lors, que l'on soit sur-actif ou paresseux, que le poste auquel on est affecté ait une pertinence réelle ou non, tout cela importe peu en définitive, ou du moins, c'est relativement secondaire. Le plus important est cette garantie d'emploi par l'Etat. Tout le reste - les attitudes, la logique productive placée en position secondaire, etc. - en découle donc très logiquement.<br /> <br /> Et en repensant à ces structures d'entreprises d'Etat et à leur logique, je me dis aujourd'hui que d'une certaine manière cela se tient aussi, et peut presque se défendre. Il y a tellement de monde en Chine ! Et la mutation économique en cours, avec ses restructurations en chaîne, son urbanisation folle et son exode rural violent, n'améliore franchement en rien la situation globale du travail en Chine (tel que je vois les choses aujourd'hui, depuis la France en tout cas). <br /> <br /> C'est triste à dire, mais pour résumer les choses de façon lapidaire, les masses d'employés en sureffectif des sociétés d'Etat étaient peut-être mieux planquées dans leur métier même trop peinard que jetées à la rue et vers l'exode pour aller finalement grossir les foules engorgées de migrants, ces nouveaux esclaves des villes. <br /> Cette remarque pour le secteur secondaire vaut aussi pour le monde agricole : beaucoup de ces migrants exploités n'auraient pas forcément été plus mal lotis à cultiver leur lopin de terre même très réduit, au sein de petites communautés rurales certes parfois archaïques, mais porteuses d'un tissu relationnel permettant une intégration sociale de base. <br /> <br /> Sous cet autre aspect des choses, donc, la logique communiste (je ne parle pas ici de la dimension politique et de ses conséquences parfois aberrantes comme le Grand Bond en avant ou la Révolution Culturelle, mais d'une pure dimension économique, pratique et pragmatique), du moins la logique qui prévalait dans les années 80, me paraît ainsi presque relever aujourd'hui, pour une majorité de Chinois anciennement ouvriers ou paysans, de l'ordre du &quot;paradis perdu&quot;...
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C
Ce qu’ils ne réalisent pas dans l’équation, c’est qu’aucun nettoyeur ne peut ramasser toutes les ordures. Moi non plus je ne m'y ferais jamais. De toutes façons je n'ai pas spécialement envie, alors...
M
Ça me rappelle également la réflexion très pratique des Chinois quand tu leur parles de la poubelle à 3m de toi dans la rue mais évidemment infiniment plus loin que le sol devant toi: &quot;mais si tout le monde met ses déchets à la poubelle, des gens vont perdre leur boulot!&quot;.<br /> Il convient donc de jeter toutes ses ordures par terre dans la rue par respect pour les nettoyeurs (je ne m'y suis jamais fait).
C
Heureux que l’article t’ai fait sourire. C’était le but, au-delà de témoigner de cette expérience, qui n’est pas banale quand on est issu du secteur privé. Même si d’un point de vue purement professionnel, bosser dans cette entreprise ne m’a strictement rien apporter, je suis bien content d’avoir vécu cela. Car face à la concurrence des sociétés privées, il parait difficilement imaginable que ce type de boites d’état puisse survivre. Cela fait dix ans que je l’ai quitté –Dieu que le temps passe !-, et je serais curieux de savoir ce que la structure est devenue. Rien n’est impossible, mais pour la faire rentrer véritablement dans l’économie de marché, il aurait fallu tout foutre par terre et reconstruire étape par étape... Mais même la direction n’avait pas la bonne attitude, c’est dire à quel point il y avait du boulot.<br /> <br /> Ton exemple pékinois est un échantillon parfait de cet héritage du communisme. Quand j’étais au lycée, j’avais un merveilleux prof d’Histoire, qui avait eu la chance de voyager en feu-URSS. Avec sa malice coutumière, il nous racontait comment les soviets avait réglé le problème du chômage, prenant l’exemple des toilettes d’un grand hotel pour étrangers –les étrangers n’avaient pas le droit de se promener librement, et étaient parqués dans des hotels confortables, eu égard à l’image qu’on souhaitait donner du pays-. Au rez-de-chaussée, a proximité de la réception se trouvaient les toilettes. Et le prof de nous raconter à quel point il avait été estomaqué de voir qu’il y avait un gars pour ouvrir la porte, un pour donner le papier, un autre pour ouvrir et fermer le robinet, et un quatrième pour tendre la serviette ! Des dames-pipis, on en a en Occident, mais là quatre bonshommes, ça doit être assez oppressant dans un endroit où au contraire on préfèrerait bénéficier d’un peu d’intimité. Maintenant, ça permet à quatre mecs de manger...<br /> <br /> En Chine ce type de boulot est encore monnaie courante. Chaque résidence ici, de la plus riche à la plus populaire, est gardée à l’entrée par une équipe de gars plus ou moins efficaces. Ils sont censés “garder” la résidence, empêcher l’accès à quiconque qui n’a pas de bonne raison de rentrer, éviter bien sûr les cambriolages, gérer les parkings, et je ne sais quoi encore. Certains prennent leur boulot très au sérieux, et officient en cerbères fort efficaces... A tel point que leur présence en devient oppressant D’autres prennent leur boulot complètement par-dessus la jambe, et reste dans leur guérite avec un seul objectif : attendre que la journée se déroule. En Occident aussi on a des gardiens pour les résidences, mais il s’agit d’un seul gars. Ici, ils sont au minimum cinq !<br /> <br /> De même à la sortie des caisses des supermarchés, il y a toujours quelqu’un pour donner un coup de tampon sur les tickets de caisse. A quelle fin, je n’en ai pas la moindre idée. En entreprise aussi, je me souviens de déplacements ridicules, où en plus du chauffeur venaient 3-4 autres personnes, sans trop savoir pour quelles raisons elles étaient là...<br /> <br /> Il m’est très difficile de juger de la situation du travail en Chine.<br /> <br /> Celle des ouvriers s’est très nettement améliorée. J’en discutais il y a quelques jours avec un patron d’usine que je visitais. Nous faisions un comparatif de la situation sociale par rapport à il y a dix ans. A l’époque, un ouvrier se payait à près 700 à 800 RMB / mois. Maintenant, il faut aligner au minimum 2500 voire plutôt 3000 RMB / mois. Et puis maintenant, il faut négocier avec les ouvriers : il y a une pénurie de main d’oeuvre industrielle, et si l’ouvrier n’est pas satisfait de son traitement, il plaque son boulot sur l’instant et en retrouve un dans une autre usine dans l’heure qui suit. C’est en fait une conséquence de la crise de 2009. Ne pouvant plus vendre aux USA, de nombreuses usines ont fermé, et les ouvriers migrants sont rentrées dans leurs provinces à l’Ouest du pays. Pour éviter qu’ils ne se retrouvent sans le sou, le gouvernement a lancé une politique de grands travaux. Ces ouvriers ont donc pu travailler sur des chantiers, certes en étant payés moins chers... Mais avec la possibilité de rentrer chez eux tous les soirs. Quand l’économie a redémarré... Ils ne sont pas revenus dans les usines côtières. Et dès lors, loi de l’offre et de la demande obligeant, le nombre d’ouvriers étant inférieur au nombre de postes à pourvoir, ils se sont retrouvés dans une bien meilleure position pour dicter leurs conditions. Comme quoi, la crise n’a pas eu que des effets négatifs.