Voyage au centre de la Terre.

Publié le 26 Avril 2014

Sixième jour : 13 novembre 2013 (première partie).

Voyage au centre de la Terre.

Comme toujours, je suis debout le premier. Il est 6 heures 30, et j'ai la digestion inconfortable. Une poutre me barre le ventre : inconvénient symptomatique d'un périple aux prétentions exotiques, et surtout, conséquence directe du dîner relevé de la veille. Par sécurité, et pour tenter de retrouver un peu de souplesse stomacale, je me limite à un petit-déjeuner très léger. Caili fait honneur au self-service, et se remplit abondamment.

Entre deux bouchées, en discutant avec Caili, je réalise que le nom des grottes n'est pas « Honglongdong », à savoir « les grottes du dragon rouge », mais Huanglongdong, « les grottes du dragon jaune ». Ce daltonisme corrigé, nous finissons notre repas.

A 8 heures nous retrouvons le chauffeur à la réception de l'hôtel. Caili s'acquitte de l'administratif auprès du personnel, et nous montons en voiture, pour une petite heure de route, direction les grottes de Huanglongdong.

Sur la route, nous nous arrêtons à la gare routière, très proche, pour vérifier les horaires des cars qui rejoignent Fenghuang, notre prochaine destination une fois les cavernes précitées visitées ; et potentiellement acquérir directement les tickets. J'attends Caili dans la voiture, et tente une causette sommaire avec notre chauffeur, qui finit par sortir fumer une clope pour éviter d'affronter mon piètre mandarin. Moi-même je soupire d'aise : pour moi aussi ces conversations tournent à l'ennui profond passées les premières minutes, quand apparaissent les premières incompréhensions.

Au su de la distance entre la gare et les grottes, le car de 12 heures 30 paraît un chouia prématuré si nous souhaitons effectuer notre visite sans avoir à mirer constamment la tocante. Le suivant part à 14 heures 30, ce qui nous laisse tout le loisir de flâner. Caili achète deux billets, et nous rejoint.

Le paysage qui mène à Huanglongdong est assez joli, sans être spécialement pittoresque. Nous serpentons à travers des villages de montagne, la campagne est agréable, et assez verte, pour la saison. A l'instar de la veille, je m'agrippe à plusieurs reprises à l'accoudoir, crispé dans la position d'attente d'un choc en contresens. A l'image de la totalité des conducteurs, le nôtre n'a pas remarqué la présence des lignes jaunes sur la route, et ce, malgré les virages où les véhicules arrivant en face sont indiscernables. Le chauffeur a été sympa. Je le soupçonne d'avoir vu dans le rétroviseur mon visage tendu, ou d'avoir perçu mes soupires inquiets. Pour preuve il ralentit à mi-chemin.

Nous arrivons sains et saufs sur un vaste parking qui débouche sur une galerie. L'entrée principale du site est verrouillée avec une chaîne et un cadenas. Et pour pénétrer à l'intérieur, il faut passer par l'entrée latérale, ce qui oblige à traverser la galerie, et donc à circuler devant l'intégralité des magasins de souvenirs. Le pragmatisme commercial de la démarche, malgré sa balourdise roublarde, me fait sourire. Caili n'a pas remarqué que nous sommes canalisés, et me répond que je vois le mal partout. Or je n'ai pas critiqué, j'ai juste trouvé ça un peu gonflé. Pour autant j'en profite pour m'arrêter à une première échoppe proposant des DVD du coin, à 38 yuans. A celle d'après on me les propose à 25, et finalement je les négocie à 18, mais convient de ne les acheter qu'en ressortant, pour ne pas m'encombrer inutilement dans les cavernes.

Le complexe touristique est vaste et neuf, avec quelques bâtiments à l'architecture surpenante. Le plus ébahissant reste ce palais des congrès en forme de livre, et dont le toit arqué est entièrement recouvert de gazon. Nous traversons un grand parc avant d'atteindre les grottes. Une clepsydre gigantesque en bois laisse l'eau d'un ruisseau circuler, et réinvente le mouvement perpétuel. Les chinois se font prendre en photo devant. Pendant que je regarde les badauds se faire immortaliser, Caili achète les billets d'entrée.

Voyage au centre de la Terre.

Un corridor à rambarde, surplombé d'un préau en bois, mène à la porte des grottes. Il y a deux chemins parallèles. Celui de gauche est pour les chinois et les groupes, et celui de droite est spécifiquement désigné par un panneau indiquant qu'il est destiné aux « invités étrangers », qui peuvent ainsi resquiller tout à fait légalement, puisque c'est ainsi que les files d'attente sont conçues. Moi je me sens très embarrassé. Cette hiérarchisation pyramidale, fruit de ma culture, me semble d'un autre âge, et j'ai une gêne impérative à y souscrire. Caili fait la moue, et me pousse malgré tout dans l'allée des « invités étrangers » en me murmurant que je suis stupide de vouloir attendre comme les autres alors que ça ne dérangera personne, et que les touristes chinois eux-mêmes trouveront cela tout à fait normal.

Ce qui pourrait passer pour une simple anecdote est pourtant archétypal de l'appropriation culturelle d'une vérité, de la relativité de celle-ci, et donc de son manque total d'universalité. Et dans le cas présent, c'est bien évidemment Caili qui a raison : nous évoluons en Chine au sein de sa culture.

Voyage au centre de la Terre.

En suivant le chemin des chinois plutôt que celui des « invités étrangers », même si je leur explique que je ne bénéficie d'aucune supériorité, puisqu'il s'agit-là d'une base fondamentale du système de valeurs et de croyances qui me sied culturellement, ils risquent de ne pas comprendre la démarche, car il y aura interprétation de ma part, avec mes référents culturels, et pas les leurs. Pour autant, les chinois ne rougissent d'aucune prétendue infériorité, et la question n'est pas là : il n'y a là qu'une volonté de montrer que la Chine est heureuse d'accueillir les étrangers, et qu'ils sont considérés comme des hôtes de marque. A travers cette générosité, ces petits passe-droits, vis-à-vis de ceux qui viennent de l'extérieur, ils ne nivelisent ni les rapports, ni les gens, mais souhaitent surtout que les étrangers leur renvoient une image positive d'eux-mêmes.

Par contre, il y a là une appréciation purement locale qu'il faut relativiser, car nombreux sont les chinois qui gloussent et jouissent dès lors qu'ils bénéficient d'un traitement de faveur : cela leur donne un sentiment de prestige social. En Occident, où l'inconscient collectif vit dans l'illusion d'une égalité, les sociétés sont soi-disant organisées horizontalement : on y considère que les gens ont la même valeur. En Chine, c'est très différent. L'harmonie sociale y est plus importante que l'égalité, ou que la liberté. Donc, cette marque de générosité, en nous faisant passer pour des V.I.P, est peu adaptée dans un contexte culturel occidental. Bref, pour ce qui est de la compréhension entre les peuples, on a encore de la route à faire.

Ce genre de ségrégation positive, ou de laissez-passer dus à l'origine, sont devenus assez rares. Mais il y a encore quelques années, dans la plupart des hôpitaux de Suzhou, il arrivait régulièrement qu'on me fasse passer devant tout le monde du fait de mon occidentalisme, et ce même si mon mal tenait du bobo douillet, et que les autres patients attendaient depuis fort longtemps. Je me suis toujours senti très mal à l'aise par rapport à ce genre de pratique resquilleuse, car je ne vois pas à quel titre je jouirais d'un quelconque passe-droit. Mais je réagis-là avec ma culture, qui n'est pas la bonne référence. Enfin bon, c'était pour l'anecdote, car pour tout dire, je ne pense pas non plus à ça toute la journée.

Toujours est-il que, la tête rentrée dans les épaules, les yeux fixant le sol de peur d'être remarqué, j'ai suivi Caili dans l'allée des « invités étrangers », où elle s'est elle-même invitée. Quelques minutes plus tard, une employée vient nous ouvrir, et nous rentrons, finalement en même temps que les chinois, ce qui m'allait très bien !

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Nous passons une porte métallique qui nous fait pénétrer dans les grottes. A partir de là, Caili et moi-même n'avons de cesse de nous esbaudir de la beauté enchanteresse et préservée du site. Visiter Huanglongdong, c'est vivre le récit de « Voyage au centre de la Terre ». Les plafonds de pierre aux formes perturbées sont parfois aussi hauts que ceux des cathédrales. Stalactites et stalagmites se dardent ou plongent, comme les faisceaux d'un orgue granitique aux proportions titanesques. Cette Terre creuse, c'est un autre monde, où tout n'est que roche hérissée en forêt. A y déambuler dans une pénombre travaillée d'éclairages colorés, on a la sensation de découvrir une planète étrange. Les murs sont inclinés, tarabiscotés, et tant cette topologie accidentée que le fait d'être entouré par la roche, empêchent toute possibilité réelle d'évaluation dimensionnelle. Simplement, on se rend compte que c'est gigantesque.

Nous prenons un bateau où embarque une trentaine de touristes, et descendons une rivière souterraine. Le paysage alentours, ce long tunnel façonné naturellement par les centaines de millénaires, défie toute logique architecturale. Nous sortons d'un long couloir, pour naviguer dans un bassin aux proportions de lac. On ne voit plus les limites de la grotte.

Quand on devine l'érosion, le travail de l'eau, celui de la pierre, celui de la terre, qui se rient de notre mortalité, on fait un véritable voyage dans le temps, et on relativise complètement notre pathétique présence sur une Terre où notre importance imaginaire n'est que le fruit d'un pur confort intellectuel. La grotte, elle, continue de prendre forme, avec la lenteur qui sied à l'éternité qu'elle a bien encore devant elle. Et elle continuera encore, quand l'humanité aura sombré dans l'oubli. C'est un résumé de l'Histoire de notre planète, ces grottes.

Les chinois, eux, sont complètement étrangers à ces considérations.

Ils hurlent comme à une fête foraine.

Voyage au centre de la Terre.

Sur les berges, j'en vois qui sautent par dessus les rambardes, sans que les guides ne disent quoi que ce soit. Ils jettent leurs papiers gras, où se font prendre en photo en tenant un stalactite à pleine main, alors que des dizaines ou centaines de millénaires ont été nécessaires à sa formation.

Et puis il y a ces filles et ces femmes, qui se sont enfoncées profondément sous Terre pour une seule raison, complètement diagonale : qu'on les voient. C'est très courant ici. L'orgueil et la valorisation de soi imposent régulièrement au beau sexe de se mettre sous le meilleur des apparats, souvent avec un goût déplorable, ou bien dans un accoutrement complètement décalé par rapport à la situation. Ainsi, tout comme dans les montagnes pas toujours praticables de Zhangjiajie, au fin fond des grottes de Huanglongdong, on croise des filles en mini-jupes avec des talons aiguilles, ou des femmes dans des robes qui siéraient mieux à des soirées snobes et mondaines. Prétendument belles, ça les rend imperturbablement beaufs, même si, je dois l'avouer, c'est souvent agréable de voir à quel point les chinoises prennent soin d'elles. Mais à cet instant-là, je suis aux antipodes de ces préoccupations.

La guide crie dans un haut parleur, croyant que me casser les oreilles me fera mieux comprendre ce qu'elle raconte. Je n'arrive même pas à saisir pourquoi elle hurle : d'une part personne ne l'écoute, et d'autre part on l'entendrait très bien sans cela. C'est hallucinant. Supporter un beuglement empêche d'envisager la moindre réflexion, le moindre recul intellectuel.

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On accoste. Au-dessus de nous, suspendu à 20 mètres peut-être, des touristes traversent un gigantesque pont de béton en dos d'âne. La caverne a été particulièrement bien aménagée, avec des escaliers très larges et des rambardes de pierre à l'architecture traditionnelle. Toutes ces constructions massives à l'intérieur me laissent pantois. J'ai beaucoup de mal à imaginer comment tous les matériaux pour faire les voies pavées, les marches alignées, les ponts, les balustrades en pierre, les petits bâtiments, on pu être apportés à l'intérieur. Et les machines ? Comment ont-elles pu pénétrer ? Même au plus profond de la caverne s'étend tout un réseau électrique qui semble fonctionner à la perfection. Le tour de force technique est impressionnant.

Les éclairages rajoutent une dimension irréelle au site. Ils sont disséminés stratégiquement, projetant les éléments du décor dans un relief explosant de couleurs vives. Tout n'est que roche. La perception n'est qu'ombre et lumière, allant du jaune au rouge vif au marine.

Le paysage intérieur est tellement improbable qu'il constituerait un décor idéal pour un film de science-fiction. C'est en tous cas ce que j'imagine tout en tournant un peu de vidéo avec le reflex. Je nous vois, après la destruction de la Terre, arriver sur ce nouvel astre pour nous y établir, et le découvrir dans sa magnificence, sa dureté, son étrangeté. Je dois avouer aussi que les roches bizarres tapissées de lumière verte pétante ou rouge sang me rappellent les décors dans la série « Star Trek » originale, dont je suis un grand fan (*). Maintenant des éclairages moins colorés ou moins tranchés auraient certainement donné une autre sensation.

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Pour pouvoir être complètement transporté dans l'endroit, et se détacher définitivement de la réalité que nous avons abandonné à l'extérieur, j'aurai aimé écouter le silence, et les sonorités authentiques de la grotte. Avec les chinois, c'est bien évidemment peine perdue. Dès qu'ils ont pénétré sous terre, et qu'ils ont réalisé qu'il y avait de l'écho, ils ont commencé à beugler dans toutes les directions pour le plaisir d'entendre le vide leur renvoyer leurs hurlements. Ce comportement me paraît tout à fait infantile, en plus d'être exaspérant. J'ai l'impression qu'on me vole une partie de l'expérience. Ils ont les karaokés pour ça. Mais je suis le seul que ça dérange.

J'avais oublié que nous étions dans un complexe touristique, jusqu'à ce que je croise la première boutique souterraine ! La vendeuse, éclairée d'un néon blafard dans les ténèbres de roc, hurle dans un porte voix hyper-décibelien le contenu d'une prestation quelconque, alimentaire ou photographique. Moi je m'éloigne, j'en ai mal aux tympans. Et à différentes étapes, nous franchissons de telles étales qui semblent nous attendre. Je n'arrive pas à déterminer si c'est tous les 100 mètres ou tous les kilomètres, tant la géologie accidentée empêche toute forme de mesure, même approximative. Ce qui me stupéfie, c'est d'imaginer ces gens qui descendent au fond de leur grotte le matin pour y tenir leur commerce, et ne ressortent de ce sarcophage de roche que le soir, sans jamais que leurs yeux ne se soient habitués à la lumière naturelle, ou que leur peau n'ait été touchée par le jour. Comment peut-on travailler sous terre, toute la journée, sans même voir à un moment ou à un autre le soleil ? Cela doit inéluctablement impacter leur physique et leur mental. Pour autant, ça n'a pas l'air de les déranger. Ils continuent de commercer.

J'évoquais il y a quelques mois, dans un article intitulé « conquérant de l'inutile », mon admiration pour Werner Herzog, tant l'homme que l'œuvre. Huanglongdong m'a irrémédiablement fait penser à « cave of forgotten dreams » son reportage sur la Grotte Chauvet, en Ardèche. C'est à ce jour le seul film d'Herzog réalisé en 3D. Je pense que par le relief, il a voulu accroître le sentiment de réalisme au maximum. La Grotte Chauvet est interdite aux visiteurs, pour d'évidentes raisons de préservation : elle recense les plus anciens dessins préhistoriques du monde, certains datant de 32000 ans -soit 30 millénaires, ou 300 siècles avant la naissance du Christ, pour ceux qui croient qu'à l'échelle humaine, l'apparition du bonhomme a une quelconque importance-.

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Dans le film, Herzog nous fait ressentir le site que nous ne visiterons jamais, et à travers un maximum de sens : le cinéma pour la vue et le son -dans une séquence, un archéologue souffle dans une flûte préhistorique pour nous faire entendre la musique véritable de l'époque. Saisissant-, la 3D pour le toucher, et il va jusqu'à s'offrir les services d'un « nez », à savoir un maître parfumeur, pour décrire et retranscrire les odeurs à l'intérieur de la caverne. Le film est fascinant, car il nous renvoie à notre essence, à nos origines les plus reculées, à nos fondamentaux, à nos ancêtres. La prise de conscience de l'humanité des individus qui peuplaient cette époque, à travers les témoignages sous forme de peintures rupestres, est un choc pour le spectateur. Le métrage, comme très souvent chez Herzog, m'a bouleversé.

Et en repensant à son film, j'aurais aimé pouvoir m'isoler, au moins phoniquement, et tenter de trouver, dans cette « grotte inspirée », ce que Barrès définissait comme un « lieu où souffle l'esprit ». J'aurais tout simplement, pour m'en assurer, voulu entendre un peu de silence, l'absorber, y être assimilé. On a tous besoin de moments contemplatifs.

Comme ce n'est pas suffisant, notre guide s'arrête à la hauteur d'une formation en cratère pour hurler une chanson, avec la puissance d'un cerf qui brame pendant qu'on l'égorge. En France, je me croyais mélomane. En Chine, je suis devenu audiophobe.

L'endroit est pourtant tellement propice. Quel dommage. Et quel désœuvrement. Les chinois sont passés complètement à côté de l'endroit. Ils n'ont pas percuté quant à ce qu'il peut apporter en terme de questionnement sur l'univers, sur son fonctionnement, et sur la place que nous y occupons.

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C'est une déception, qui plus est double.

C'est tout d'abord une déception quant à l'attitude des tiers, qui révèle l'irécupérabilité de la bêtise humaine, et sa prépondérance quasi-monopolistique à l'échelle de la population mondiale.

Et c'est aussi une déception car ce genre de visites est avant tout une expérience très intime, qui se vie avec l'âme. Difficile d'imaginer ça dans une atmosphère de fiesta Club Med.

Au-delà de ces constats, cela renvoie à une problématique importante en Chine, qui est le niveau d'éducation général. Et j'entends par « éducation » le respect, la courtoisie et la politesse, mais aussi la capacité intellectuelle à prendre du recul, à ériger une réflexion, et à s'élever de ses apports.

Mais bon.

En plus de n'avoir pu évaluer l'espace durant la visite, en sortant, je n'arrive pas à évaluer le temps qui a passé. La lumière m'éblouit, avec la même sensation que celle qui frappe quand on sort d'une salle de cinéma. Et tout comme au cinéma, sortir des cavernes, c'est retrouver la dureté de la réalité.

Alors que nos yeux se réhabituent doucement, la tartine de Caili retentit. C'est EMS, l'équivalent chinois de Colissimo, qui l'appelle, pour l'informer qu'un colis en provenance de France est sur le point d'être livré à Jiangyan.

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Jiangyan, je l'ai déjà évoqué dans ce blog ou dans le précédent, c'est le bled où vivent mes beaux-parents, qui gardent Angelo et Louis pendant notre séjour dans le Hunan. Le colis contient trois bidons de lait en poudre maternisé pour nos deux petits garçons. Les chinois ont tellement peur des risques qu'encourent leurs bambins en buvant du lait en poudre local, que dès qu'ils le peuvent, ils l'importent d'Occident. On a tous entendu parler du scandale du lait contaminé, qui s'est soldé par quelques condamnations à mort. En conséquence, tous les mois depuis la naissance d'Angelo, mes parents nous envoie des colis remplis de bidons de lait en poudre. Car le risque, ici ,n'est pas le fruit d'une paranoïa ambiante.

Tout ça pour dire que le lait que nous attendions est arrivé à Jiangyan.

Nos fistons ne vont pas mourir de soif.

Mon esprit n'est pas encore pleinement remonté à la surface. Dans le parc, nous croisons un couple venu avec un photographe professionnel se faire prendre en photo en vue de son mariage. La robe dévoile joliment une paire de gambettes. Le marié lui, porte une veste rose bonbon scintillante.

Nous retrouvons notre chauffeur à l'entrée. Avant de rejoindre sa voiture, je repasse à la petite échoppe où j'avais fais mettre de côté quelques DVD présentant des petits reportages sur la région. La vendeuse m'attend presque au garde-à-vous. Elle devait se dire qu'elle ne me reverrait pas. Je repars avec mes films dans un sachet plastique. C'est une démarche que j'ai systématiquement maintenant : dès qu'on part en vacances ou voyage, si je trouve des DVD « souvenirs », je les achète. Cela me permet de prolonger le voyage, et aussi d'en apprendre un peu plus sur les endroits visités. Maintenant la qualité technique ou narrative de ces films est en général assez piètre, et l'intérêt réel se résume plus honnêtement au fait de replonger dans d'agréables souvenirs.

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Nous repartons en voiture vers Zhangjiajie. Il est 11 heures 30. Notre car pour Fenghuang est à 14 heures 30, et il nous faut une heure pour rejoindre la gare. Il nous restera deux heures, et Caili suggère que nous avons amplement le temps de déjeuner dans le resto de la veille. Elle a envie de manger à nouveau le poulet au piment et gingembre qu'elle avait trouvé particulièrement à son goût. Je suis personnellement à peine sorti de mon embarras digestif. Même si je suis prêt à la suivre, je préférerai consommer léger. Si ça n'avait tenu qu'à moi, avec mon inquiétude légendaire, je serais allé à la gare routière directement, et j'y aurais mangé rapidement quelque chose de tout simple en attendant le car. Mais bon, si ça lui fait plaisir.

Tout en discutant, assis sur la banquette arrière, Caili voit passer à travers la fenêtre une inscription peinte à la main sur un mur. Elle traduit : « j'ai faim ! Rendez-moi mes terres ! ». A écouter ses échanges avec le chauffeur, il doit s'agir d'un paysan qui a écrit cela à l'attention du gouvernement local. Les expropriations sont ici banales, tant pour détruire les bidonvilles que pour industrialiser une partie des campagnes. Toutes les terres en Chine appartiennent à l’État, mais les paysans en ont l'usufruit. Les sommes en jeu sont colossales, en conséquence les malversations sont légion. La corruption devient la règle, car elle permet d'obtenir des passe-droits. C'est bien évidemment illégal, mais tout le monde le fait. Pour un occidental ça paraît peut-être aberrant d'écrire une chose pareille, et pourtant, sans avaliser, je peux comprendre. En France, j'ai du mal, au su de tous les acquis sociaux dont on peut bénéficier. Mais en Chine, où les gens se sont extraits récemment d'une pauvreté inimaginable, où manger était, il y a encore peu, une inquiétude quotidienne, où la nécessité de survie était le seul paramètre qui rentrait en ligne de compte dans toute prise de décision, je peux comprendre que certaines personnes, d'avoir trop manqué, ont le sentiment de ne jamais en avoir assez.

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On croise trois personnes sur le même scooter. Sur le chemin, le chauffeur nous arrête dans un magasin de souvenirs. Nous faisons un tour rapide mais n’achetons rien. Le temps passe, et j'ai peur que nous ne puissions manger tranquillement sans rater notre car. En plus Caili a une conception de l'horaire qui n'est pas du tout linéaire. Je ne sais pas trop si c'est culturel, je n'ai pas encore d'explication. C'est peut-être juste une caractéristique féminine après tout : mes besoins d'exotisme ont une tendance naturelle à stocker tous les comportements dans le bocal de la différence culturelle. Le fait est que régulièrement, alors qu'elle connaît pertinemment les délais, elle attend d'être en retard pour se mettre à courir, alors qu'en partant un peu plus tôt, elle aurait évité une inquiétude bien dispensable. Là, je sens le coup venir : si nous allons au resto, nous risquons de rater notre car, ou bien d'avoir à courir pour l'attraper. Mais elle insiste. J'acquiesce.

Nous arrivons au restaurant. Elle commande son poulet. Je me contente d'une brioche frite. Le repas est consommé dans un stress palpable : j'ai peur d'être en retard, et ça se sent. Dieu que j'ai horreur d'avoir à galoper à la dernière minute. Je lui dis « à 13 heures 45 maxi, nous partons, qu'on ait fini de manger ou pas. Cela nous laisse ¾ d'heure pour trouver un taxi qui nous emmènera à la gare et trouver notre car. Ce que j'espère c'est qu'on trouve des taxis facilement ici ». Car c'est en effet un risque : il m'arrive, dans le centre-ville de Suzhou, d'avoir à attendre 20 minutes avant d'en croiser un de libre. Ici, je n'ai aucune idée de la distance entre le resto et la gare. De l'autre côté de la table, Caili s'impatiente de mon angoisse.

Voyage au centre de la Terre.

A 13 heures 30, nous finissons et payons l'addition. Caili a modérément savouré le repas, moi pas du tout : je l'ai passé les yeux rivés sur la montre. Nous sortons du restaurant. Juste devant celui-ci, au moment où nous atteignons le trottoir, un taxi vide s'arrête pour nous faire monter. A peine cinq minutes plus tard, il nous dépose devant la gare. Je le paye, et nous rentrons dans le hall. Directement nous tombons sur la porte d'embarquement pour notre car. Caili me met le cadran de sa montre sous le nez : il est 13 heures 40, nous avons quitté le restaurant il y a dix minutes, et notre car ne part que dans 50 longues minutes durant lesquelles nous n'avons rien d'autre à faire que les cent pas. Elle gueule de mon stress absurde, elle qui aurait aimé profiter un peu plus de son déjeuner. Je lui réponds dans un haussement d'épaules.

Pendant qu'elle s'enferme dans sa tartine, je marche dans le hall, et découvre d'amusantes traductions anglaises dont je prends quelques clichés, pour ne pas les oublier ! Le plus rigolo reste cette salle d'attente appelée « salle d'attente pour l'inoculation des infirmes et des vieux » : on notera la connotation euthanasienne de l'interprétation. Une guérite avec un chauffe-eau métallique permet aux passagers de recharger leur thermos -les chinois, Caili y compris, se promènent toujours avec leur thermos sur eux, soit rempli d'eau chaude, soit de thé-. La traduction est assez incompréhensible : « entre buvant ». Le tapis roulant à rayons X affiche un « sécurité pour l'export ». La consigne à bagages s'intitule « salle de dissimulation ». Entre deux fous rires consécutifs à une lecture de traduction, je croise dans une allée un homme d'une quarantaine d'années joue avec une voiture télécommandée.

Dix minutes avant le départ, nous montons dans le car. Il est vétuste au possible, et j'appréhende les trois ou quatre heures qu'il va nous falloir supporter à son bord inconfortable pour atteindre le village traditionnel de Fenghuang. Gageons que la beauté du site à venir en vaut la chandelle.

Voyage au centre de la Terre.

Caili a merveilleusement bien organisé notre périple, mais les distances sont telles qu'elles nous obligent à passer un temps considérable dans les transports. Et depuis le premier jour, j'ai régulièrement l'impression d'être en déplacement professionnel, déplacement certes entrecoupé de visites touristiques d'intérêt. Pour finir, et ce n'est pas du snobisme mais un ras-le-bol, la plupart des transports sont très humbles et tout juste tolérables en comparaison de ceux que l'on trouve dans le Jiangsu ou le Zhejiang, où je voyage généralement pour mes affaires.

En plein milieu du parking vrombissant en tous sens de bus rentrants et sortants, une femme, assise sur un saut retourné au milieu de la chaussée, recroquevillée la tête dans les épaules, gobe son repas avec la répétitivité mécanique d'une arme automatique. Le riz, dans un bol en plastique, est posé sur sa cuisse droite. Sur sa cuisse gauche, un petit plat en plastique contient ce qui semble être des légumes et un morceau de viande ou de poisson. Les cars qui la frôlent tout autour dans des rugissements infernaux et pollués, ponctués de coups de klaxon, n'entachent en rien sa concentration. Pourquoi s'est elle-positionnée là, au beau milieu de la dangereuse route, et à hauteur des pots d'échappements qui lui crachent de noirs nuages de gas-oil à la tronche ? C'est tout simplement, alentours, le pire endroit, le moins approprié, le moins confortable, le plus dangereux, le plus sale, celui qui ne viendrait à l'esprit de personne, me dis-je. Je me trompe. Dans son indifférence monastique, elle ne remarque pas la cabine de téléphérique qui dans le même temps lui passe, surréaliste, quelques mètres au-dessus de la tête. L'image instantanée semble être sortie de l'esprit d'un fou.

Le car s'expulse de la gare en ronflant. Les sièges tape-cul me tassent d'un petit décimètre, et les joints gomme des fenêtres se sont solidifiés au point de craqueler et tomber en poussière, laissant les carrés de verre s'entrechoquer dans un tremblement de castagnettes qui ne s'arrête jamais. Ma trouille, c'est qu'une des fenêtres chute et se brise sur moi. Avec la paume d'une main, je maintiens la vitre sur ce qui lui reste de cadre rouillé. Même si cela évite aux fenêtres de s'écrouler, ça ne les empêche pas de continuer à battre.

Je prends mon mal en patience.

Après tout il n'y en a que pour 3 heures.

Disons 4 heures, vraiment très très grand maximum.

Enfin c'est ce que je croyais.

Voyage au centre de la Terre.

L'album complet des photos prises lors de cette demie-journée est visible sur ma page Facebook.

Et pour finir, les images qui bougent de la journée seront projetées à la fin du prochain article, les événements du 13 novembre étant relatés dans deux articles. Mais bon, les lecteurs impatients réussiront bien à trouver le film sur ma page Youtube.

(*) Quand j'écris que je suis fan, ce n'est pas un vain mot. J'ai tout simplement tout vu : tous les épisodes de la série originale, de la « next generation », de « Deep Space Nine », de « Voyager », et de « Entreprise ». J'ai aussi vu et revu tous les films un incalculable nombre de fois, ainsi que les dessins animés. L'univers développé, au-delà d'être particulièrement intelligent, et tellement attachant qu'il est devenu depuis l'enfance l'un de mes refuges.

Rédigé par Christophe Pavillon

Publié dans #carnet de voyage dans le Hunan.

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M
Très beau voyage que vous avez fait. Je parle de cette Province que je souhaitais tant découvrir avec vous et Papa et de cette "perçée" dans les entrailles de notre vieille Terre. Les photos sont superbes et reflètent dans mon esprit les images que vous avez enregistrées sur le moment, à chaque instant, au fur et à mesure que vous avançiez. Je partage alors votre "incursion terrestre souterraine" sans les .... inconvénients sonores dont tu nous parles dans ton récit. Merci de m'avoir sorti de ma morosité actuelle que tu comprendras et de m'avoir enchanté par ton récit. Tu as du talent crois moi. Maman
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C
Heureux que ça te plaise... Perso j'ai hâte d'en avoir fini avec ce récit de voyage ! J'ai terminé l'article suivant ce week-end, mais pense qu'il m'en faudra encore au moins deux autres pour le terminer... Après je me remettrais à écrire des choses un peu plus quotidiennes, ou liées à l'expatriation. Cet exercice me manque...