Septième jour : 14 novembre 2013 (première partie).

Comme toujours, je suis debout le premier. A sept heures et demie, Caili se lève. Moi, j'ai déjà profité de la sérénité de la vue par la fenêtre. Car au petit matin, une brume spectrale flotte sur la rivière, traçant au fusain un paysage de carte postale sur le village traditionnel endormi. Caili a de la chance : à l'heure où elle se lève, le fog subsiste, et elle peut aussi jeter un œil à l'extérieur, sans trop tarder toutefois. Car nous avons rendez-vous une heure plus tard avec un petit groupe de touristes. Et tous ensemble, nous allons prendre un bus qui nous emmènera en montagne, rendre visite à l'ethnie Miao qui y réside.

A la réception, nous retrouvons le couple de jeunes chinois de Xiamen, qui lui aussi va effectuer la visite du village Miao. Le tenancier de l'hôtel ne nous accompagne pas jusqu'au lieu de rendez-vous, mais nous indique la direction approximative. Nous ne sommes pas en avance, et ne traînons pas.

Dans la rue, nous marchons à travers les décombres des chantiers, et les ordures amalgamées. Le quartier n'est pas rutilant, mais la vue de Fenghuang de jour est très différente de ce que la nuit nous avait permis, la veille, d'appréhender. On croise l'ossature rouillée d'un authentique pousse-pousse d'antan. A travers la porte d'une cour intérieure, nous devinons la précarité dans laquelle vie une famille locale. Des gavroches à la face poussiéreuse me dévisagent avec une moue étonnée. Et partout, des travaux : on pose des dalles, on fait du mortier, on pave les rues. Par petits bons adroits, nous évitons le gros œuvre et continuons notre chemin hors de cette zone en construction.

Et puis soudainement l'environnement n'a plus rien à voir. Les ruelles sont bordées de boutiques diverses, d’étals de souvenirs industriels, et les bars sont décorés de peintures modernes assez exceptionnelles. Malgré l'étroitesse des rues, les câbles électriques tendus au-dessus de nos têtes, et la hauteur des maisons, on ne souffre pas d'une sensation d'écrasement. Au contraire, la rue apporte une impression cocon de confinement plutôt réconfortant. A un angle, un vieux Miao vend des fleurs aux passants. Nous accélérons le pas : nous sommes en retard. Avec mes arrêts constants pour prendre des clichés, je me fais houspiller. Une chinoise passe avec un madrier en bambou posé sur son épaule, d'où, à chaque extrémité, pend un panier caractéristique. Des femmes Miao surplombées de leur énorme turban vendent des articles de couture qu'elles ont confectionnés.

La guide passe un coup de fil à Caili. Elle nous attend, et lui demande où nous nous trouvons. Un rapide échange sous-entend que nous sommes allés trop loin. Nous rebroussons chemin. La guide se fait appeler « Amei ». C'est ainsi qu'on appelle les jeunes filles dans le sud de la Chine. Dans notre région, on préfère l'expression « Meinu ». Dans les deux cas cela peut se traduire par « beauté » ou « jolie fille ». Le terme « Xiaojie », qui veut dire « petite sœur » a été banni du vocabulaire, alors qu'il était auparavant très fréquent. Comme on appelle aussi les prostitués « Xiaojie », le terme est devenu insultant.

Nous retrouvons finalement le chemin, et nous traversons un pont étroit au-dessus de la rivière. Arrivé sur l'autre berge, nous nous arrêtons dans un boui-boui qui propose des vermicelles à base de riz. Notre car nous attend juste à côté, sur la route. Mais comme nous n'avons pas eu le temps de prendre notre petit-déjeuner, le groupe s'accorde à nous attendre. Je ne raffole pas des vermicelles, Caili non plus, mais force est de constater qu'il aurait été difficile de tenir l'estomac vide pendant encore quelques heures. En général, c'est un point sur lequel les chinois sont particulièrement compréhensifs. Je répète assez souvent que la seule raison qu'un chinois trouverait pour sauter un repas serait l'extrême onction. Ne pas prendre un des trois repas quotidiens leur paraîtrait invraisemblable. La patronne retire les vermicelles d'une grande marmite fumante en ferraille à l'aide d'une passoire, et nous les verse dans des bols. On y rajoute de la viande, du vinaigre, des condiments, et surtout l'inévitable piment indispensable à la gastronomie du Hunan.

Nous payons prestement et rejoignons le minibus, au confort relatif. La route n'est pas flambant neuve, et la digestion des vermicelles ne se fait pas sans une certaine lourdeur due aux tressautements chaotiques du véhicule. Amei est de la minorité Miao. Elle est debout au milieu du minibus, et comme si elle se trouvait dans un hall de gare, elle ne peut s'empêcher de hurler dans le mégaphone qu'elle porte à la ceinture. C'est tout simplement assourdissant, à tel point qu'à chaque syllabe j'ai le sentiment de recevoir un coup de masse sur le crâne. Je me recroqueville sur mon siège et, les coudes posés sur les genoux, je glisse un index dans chacune de mes oreilles en attendant qu'elle ait fini de beugler. Son discours terminé, elle développera quelques décibels de plus en criant des chansons traditionnelles Miao dans son mégaphone. Moi, j'enfonce mes doigts encore un peu plus profond dans mes oreilles : un centimètre de plus et je voyais mes ongles passer devant mes yeux. Caili culpabilise de m'avoir emmené là. Son embarras me dérange, mais pas autant que les beuglements de la vilaine. Ce bordel sonore constant me crispe jusqu'au tremblement. Les chinois, ça ne les gêne pas. C'est pour moi incompréhensible, tant j'ai le sentiment qu'on cherche à me torturer en me cassant les tympans. Dans le bus, je suis le seul à m'être bouché les oreilles. Les vacances sont supposées être relaxantes : on pourrait profiter calmement du paysage à travers les fenêtres, plutôt que d'avoir à se fader ce raffut. Ça hurle. Il y a de quoi devenir fou.

La route serpente, et nous sentons que le bus a du mal à grimper parfois. Nous croisons des cultures en terrasse, ainsi que des baraques de terre orangée. Après une heure de trajet, nous nous arrêtons dans un village de montagne. Même s'il est garni de quelques maisons traditionnelles, l'essentiel des bâtisses est plutôt récent, et déjà vétuste : on dirait que les constructions remontent à peu, mais avec des matériaux miteux, et que les chantiers ont été abandonnés en cours de route. Les portes en bois sont branlantes et décrépites, comme rongées par l'humidité. Les murs sont faits de parpaings. On n'a apposé ni peinture, ni céramique, ni crépi. C'est sale. Il semblerait que rien n'ait jamais été terminé. Par contre il y a des antennes satellite un peu partout. A côté, les maisons traditionnelles que nous rejoignons finalement donnent le sentiment frustrant d'avoir été intentionnellement disposées pour les touristes que nous sommes.

Une grande rue bordée de commerces nous amène à un porche où des clampins contrôlent les entrées. Seuls les groupes de touristes accompagnés peuvent pénétrer. Les voyageurs seuls doivent s'acquitter d'un ticket. A l'intérieur, nous débouchons sur une esplanade, avec une grande scène. Des tambours énormes sont disposés au fond du théâtre, et sur la place sont alignées des rangées de chaise artisanales en bambou. Deux enfants Miao jouent avec un banc.

On nous fait longer la scène, pour emprunter une rue montante qui mène à une maison traditionnelle fort jolie. Il s'agit du musée locale, dont la thématique gravite autour de l'histoire et les coutumes de la nationalité Miao. C'est un cube sur trois étages, creusé d'un grand puits de lumière en son centre. On passe d'une pièce à l'autre via la mezzanine intérieure. Tout est rédigé en mandarin, et le musée est un peu pris d'assaut. Des bibelots rouillés sont posés sous des vitrines de verre et de bois. Il y a aussi des lits traditionnels, des coiffes traditionnelles, des chaussures traditionnelles, notamment des tous petits formats, pour les pieds comprimés. Je jette un œil rapide à l'ensemble, et m'évade à l'extérieur pour prendre quelques photos. Le nom des chefs Miao depuis le Moyen Âge, ou la liste de leurs faits d'armes me passionnent peu.

Sur les toits, de longues tiges de bambou servent à sécher le linge. Très rapidement, je me rends compte aussi que derrière la façade de toutes ces maisons traditionnelles qu'on nous fait visiter, il y a des baraques modernes parfaitement conventionnelles. Il doit être là, le véritable village. Aux fenêtre de certaines maisons pendent des épis de maïs séchés. Je me demande à quoi ils sont destinés. Les crânes cornus de bovidés semblent être des décorations du meilleur goût, tant les habitats en sont ornés. Les cuisines traditionnelles, qui imposent de faire un feu de bois pour chauffer les woks, subsistent dans chaque logement. Ces sortes de braseros en dur sont encore très courant : mes beaux-parents cuisinent ainsi, et ils ne constituent pas une exception, mais une généralité. Il paraît que cela donne un meilleur goût aux aliments. C'est du moins ce qu'on dit. Ce qui est certain, c'est que le parfum de brindilles et bois brûlé est plus agréable que la froideur du gaz de ville. D'une culture à une autre, c'est intéressant de voir à quel point les fondamentaux sont reproductibles : je me souviens avoir remarqué que des cuisines tout à fait similaires ont été retrouvées dans les vestiges de Pompéi.

Dans la cour, un arbre pousse sur les marches en pierre d'un escalier. Mais il est complètement biscornu, partant d'abord à l'horizontal, puis à la verticale, dans un angle presque droit.

La visite du musée achevée, le groupe redescend vers la scène. On nous invite à nous asseoir avant d'assister à un spectacle. Sur les marches, je vois des croix gammées décoratives, gravées dans la pierre. Évidemment, ce ne sont pas du tout des croix gammées nazies, mais des svastikas bouddhistes. Pour autant, la connotation est telle dans l'inconscient collectif occidental qu'un frisson me parcoure l'échine.

L'esplanade s'est remplie, et il n'y a plus beaucoup de chaises libres. Le spectacle va pouvoir commencer. A quelques mètres, une spectatrice citadine s'est habillée en accord avec les nécessités du trek en montagne qui nous attend : sa minijupe en skaï recouvre ses bas noirs, eux-même recouverts de cuissardes en cuir à talons aiguilles dans le plus pure style maîtresse de donjon S.M. La grande classe. Caili me demande si ça m'émoustille en me voyant pouffer. On dirait une de ces concubines de gars riches -les concubines chinoise ne sont pas l'apanage d'un autre temps, mais un retour de la tradition dans un contexte où l'enrichissement consécutif au miracle économique peut tout acheter-. Fantôme aux longues jambes, elle a soigné son apparence jusqu'à s'être blanchi le visage dans un ton craie.. Amei, en voyant la demoiselle, sourit en lui jalousant sa taille « moi je mesure 1 mètre 55. Mais chez les Miao, ce n'est pas si petit, et je suis déjà la plus grande de ma famille. Je dépasse même mon père ». Avec son air de petit bouchon souriant au regard pétillant de malice, je trouve moi qu'elle n'a rien à envier à la pétasse urbaine.

Le spectacle commence, à grands renforts de danses pataudes et de coups de tambours massifs. Après cette première partie, nos hôtes font circuler des petites coupelles de « mijiu », un alcool de riz léger dont la saveur et la couleur rappellent la Bernache. Nous goûtons. Ce n'est pas mauvais, mais le goût est assez neutre. C'est semble-t-il suffisant pour séduire Caili. Dans les rangs, un petit enfant Miao qui doit avoir à peine trois ans porte un petit blouson à capuche élimé. Sa capuche lui fait office de sac à dos : il y a glissé un sac de victuailles. D'où je suis, je ne vois pas s'il s'agit de viande séchée ou de condiments. Il tient un sac idoine dans les mains, et, assis par terre, il en vide le contenu, conservant ses réserves dans sa capuche garde-manger. Durant l'entracte défilent sur scène des peintures chinoises qui sont proposées à la vente. Il y a fort à parier qu'elles sortent d'usine. Pour autant les prix sont assez élevés : entre 300 et 500 kuais.

Comme ça ne m'intéresse pas du tout, j'emprunte discrètement un escalier en bois sur le côté, et monte aux balcons pour photographier le point de vue. De là haut on atteint une terrasse extérieure. Je m'y glisse et fait un tour dans les champs, ainsi qu'à proximité des bâtisses environnantes. De toutes façons, le volume du micro sur scène est tellement fort que même d'où je suis, je ne perds rien de ce qui est raconté. A flanc de colline sont stratifiées des cultures. Il s'agit en fait de murets en pierres de tailles variables, avec un plateau de culture sur le dessus. On accède à ces différents paliers par des escaliers en pierre grisâtre. Je descends après un petit quart d'heure. Le spectacle, hélas, n'est pas encore terminé.

Durant sa dernière partie, les artistes agitent des planches de bois au niveau du sol. Je doute qu'il s'agisse d'une danse traditionnelle locale. Ces spectacles reprennent généralement à peu près tous les mêmes formules d'un ethnie à l'autre. J'avais vu quelque chose de similaire au sein du village carton-pâte de je ne sais plus quelle nationalité il y a 10 ans dans la province insulaire du Hainan, presqu'île flottante entre Macao et le Vietnam. Même chose ici : partie incontournable de la performance, on fait monter quelques spectateurs sur scène. Les planches sont utilisées comme des skis en tandem pour deux personnes, et une course est organisée entre six couples.

Les grands gagnants seront deux jeunes amoureux à l'histoire aussi improbable que belle : lui vit dans le Guangdong, donc à la point sud de la Chine, et elle vient du Heilongjiang, à l'extrême nord. Ils sont tout simplement aux antipodes... Pas très pratique pour envisager une existence à deux. Séparément, et objectivement, ils ne sont pas bien beaux, les pauvres. Mais ils sont tellement amoureux l'un de l'autre, et leurs sentiments sont tellement flagrants que, l'un à côté de l'autre, ils deviennent magnifiques. Se voyant peu, ils sont constamment dans les bras l'un de l'autre. Voir autant de passion chez un jeune couple, dans un pays où le mariage reste encore principalement conditionné, c'est un bonheur d'une intensité remarquable. Sur scène, ils rayonnent.

J'évite dans une pirouette les acrobaties qui concluent le spectacle. J'attends à l'extérieur, préférant prendre quelques clichés. Nous partons vers le lieu où nous sommes censés déjeuner. Je n'ai pas très bien compris, mais il semblerait que ce soit assez éloigné. Caili me rejoint, et nous suivons le groupe. Nous sortons de la partie touristique du village pour nous engouffrer dans les rues d'une petite ville miteuse aux bâtiments récents mais déjà vieux, fruit de la précarité ambiante. Encore une fois, au travers des maisons qu'on nous a proposé de visiter, on nous a invité à découvrir une réalité factice, un traditionalisme de pacotille. L'important est de s'attacher à l'image d'un rêve exotique plutôt que de se gorger de ses pitoyables coulisses. Je suis le seul, semble-t-il que cela fasse sourire. J'en touche deux mots ironiques à Caili qui me répond « oui, mais s'il nous montrait la vraie vie, ce serait moins joli ». La remarque dénote du gouffre culturel en la matière. Philosophe et cinéphile, je me réfugie derrière la phrase de John Ford : « si la légende est plus intéressante que la réalité, racontez la légende ! ».

La route monte un peu, et je peine, ayant du mal à suivre Caili, qui ,de toutes façons, préfère papoter avec d'autres chinoises du groupe. Elles sont marrantes, les chinoises : elles ne se connaissent que depuis quelques minutes qu'elles se tiennent déjà toutes par la main pour discuter. Amei, notre guide, restée jusqu'ici en arrière, me dépasse en courant, et se glisse dans le cordon de nana pour tenir Caili par la hanche. Elle se retourne brièvement vers moi et me lance un large sourire malicieux, comme pour m'étudier, et murmure quelques confidence à Caili. Car elle doit s'interroger sur ce que ça fait de partager son quotidien avec un étranger. Je suis un peu étonné : des touristes étrangers, il doit pourtant en passer quelques uns dans la région. Et même si dans le groupe j'ai fatalement été remarqué, étant le seul blanc, je n'ai pas non plus été la proie de tous les regards. De loin, je n'entends pas ce qu'elles se disent. Mais Amei se retourne plusieurs fois, me dévisageant avec un sourire, pour mieux chuchoter à l'oreille de Caili dans la seconde qui suit. Il n'y a aucune méchanceté dans cette démarche, qui reste assez courante ici. Mais je la ressens de manière assez dérangeante, car dans la culture occidentale, c'est impoli de parler d'un autre ainsi devant lui, mais sur le ton du murmure. C'est l'archétype du comportement chinois exaspérant, car parfaitement infantile. Mais j'entends Caili pouffer, et fais mine de n'avoir rien deviné.

De temps en temps, on tombe sur un vieux magasin. A travers la porte métallique de l'un d'entre eux, je discerne un alignement de home cinémas kitschissimes : imitation de bois vernis en formica rutilant, enluminures et dorures outrageusement rococo, le tout dans un parfait mauvais goût baroque et tape-à-l’œil. On croise des petits vieux qui nous envisagent bizarrement, surtout moi, avec ma peau blanche. Pétaradant, un camion rouillé des années 50 continue d'avancer dans une ruelle adjacente. Une femme Miao vend des fruits et des fleurs. Elle porte aussi le sac à dos à dos en rotin consensuel. Les portes en bois des maisons sont ajourées, du linge pend un peu partout. Et régulièrement, anachronique modernisme de cette vie humble, on découvre, plantées face aux maisons où sur les balcons, des antennes satellite. Parmi elles, dans une lentille orientée vers le soleil, une deuxième application a été trouvée : des semelles intérieures de chaussure et de piments sont en train d'y sécher.

Le chemin droit commence à monter, obligeant à plus d'efforts. La gadoue impose des pas de côté constants pour éviter de s'embourber. Les bâtisses récentes font place à des vieilles maisonnées d'argile ocre, aux fondations de roche, et aux toits de chaume ou de tuiles grises. Nous sommes en pleine campagne, les ordures jonchent les caniveaux qui séparent les maisons.

Je découvre, extatique, un magnifique petit barrage sur une étendue d'eau. L'édifice de béton conserve aussi quelques apparats locaux. Coincé entre deux petites montages, il est recouvert d'un préau en bois avec un toit en pisé. Hormis la fonction, on le croirait évadé d'un dessin traditionnel chinois. Le groupe continue à grimper le sentier de rocailles. Je me demande comment les filles venues se montrer en talons aiguilles réussissent à assurer leur progression.

C'est émerveillé que je dépasse le barrage. Car derrière se trouve, entouré de hautes collines moutonnantes de verdure, un lac placide et miroir, retenu par l'édifice, et saupoudré de petites embarcations qui nous attendent, à quai. Je n'avais pas compris que nous prenions le bateau, et l'idée m'enchante presque autant que le site. Pour atteindre la rive, nous longeons un sentier de pierre où s'alignent quelques vendeurs de souvenirs ayant posé leurs breloques sur des planches à tréteaux recouvertes de tissu.

Les embarcations sont de larges radeaux à moteur en bois et bambou, sur lesquels une vingtaine de personnes peut prendre place sur des sièges confortablement aménagés. Ces barges sont recouvertes d'un toit traditionnel en bambou verni. Nous montons à bord, j'aide Caili, et nous nous asseyons. Gloussante, elle me dit « nous allons dans un vrai village Miao en pleine montagne ! ». Le batelier démarre le moteur de tondeuse à gazon qui propulse l'embarcation. L'hélice fixée au bout d'un axe se met à tournoyer à vive allure. Le marin incline l'axe dans l'eau, l'hélice éclabousse les alentours, mais l'esquif avance.

Alors que nous pourrions profiter de la nature, les guides à bord montent le son du petit mégaphone qu'ils portent à la ceinture, et commencent à nous raconter leur vie en hurlant. Le bateau en vibre. Comme ça n'est pas suffisant, et que l'endroit est d'une beauté rare, ils en rajoutent une couche en beuglant des chansons traditionnelles avec la puissance mélodique d'une tronçonneuse bûcheronnant. Il a l'air pourtant bien beau, l'air presque silencieux que nous siffle le vent à travers le dédale de collines entrelacées, bornant le lac de cette nature préservée.

Après dix minutes, nous accostons. Caili tombe sur un immense panier en rotin qui se porte dans le dos, et l'enfile sur les épaules, pour que je la prenne en photo. Un enfant de deux ans arrive, chaudement vêtu. Il porte un petit bol en plastique avec quelques pièces. Trop occupé à m'observer, il fait tomber l'une d'entre elles, et Caili lui signale. Il se précipite sur le sou avant que quelqu'un s'en empare.

Au bout du sentier, il y a une entrée, que je prend tout d'abord pour la porte d'une village. En fait il s'agit d'un passage obligé en bois, sorte de bâtisse ancienne, comme une douane, et qui mène à une petite montagne escarpée, juste derrière. Dans la roche de cette montagne est creusé un impressionnant trou d'aiguille : nous traversons la montagne. Le point de vue est aussi superbe qu'étourdissant. Dans cette cavité oblongue haute de plusieurs étages, un étang intérieur reflète, impassible, la géologie superbement accidentée. Sur le côté, à même la roche, un petit chemin branlant, fait de barres de métal plantées dans la pierre, et recouvertes de planches de bois, surplombe l'eau de deux mètres. Le sentier « fait main » rassure peu. A chaque pas, les vieilles planches trouées tressautent. Cela me fait penser au pont, à la fin de « Indiana Jones et le temple maudit ». Je n'ose toucher la rambarde rouillée, craignant que mon rappel de tétanos ne soit pas à jour.

L'endroit n'en reste pas moins sublime. La seule chose que je déplore, c'est de devoir accélérer le pas pour ne pas faire attendre les touristes qui nous suivent. Caili et moi-même sommes passés les premiers. Compréhensifs et souriants, ils nous laissent malgré tout shooter les clichés que nous souhaitons. Le sentier à flanc de roche n'est pas très haut, et qui plus est il n'est pas au-dessus du vide, mais de l'eau. Dans ma phobie des vertiges, cela fait une différence, comme si j'avais l'impression que l'eau atténuait le vide. N'y cherchez rien de rationnel : c'est une phobie. Pour autant, la hauteur de cette cavité tourne les sens. C'est une grotte à ciel ouvert. Nous sommes dans la montagne, à chaque pas la vue est plus impressionnante.

Des épouvantails en costume traditionnels sont vautrés en hauteur. Ce sont des « reproductions de cadavres », dixit Caili. Notre piètre guide à Zhangjiajie nous avait conté une histoire concernant les morts dans la région, mais j'avoue avoir écouté d'une oreille fort distraite. Il faudra que je redemande à Caili, quand nous aurons un peu de temps, et si j'y repense.

La beauté du site est exponentielle. Au détour de la falaise zigzagante, un roulement de tambour continu se fait de plus en plus présent. C'est une chute d'eau, tout aussi superbe, qui fait son apparition. Rapidement nous arrivons à sa base fraîche. La cascade est sublime, l'humidité fait du bien, et on entend, à travers le roc, résonner le bruit fort et contemplatif de l'eau qui s'effondre. L'endroit est envoûtant.

Et bien évidemment les chinois se mettent à hurler.

Et tout aussi évidemment, le seul intérêt qu'ils trouvent au site est de s'y faire prendre en photo avec leur téléphone portable et mettre à jour leur statut weixin -l'équivalent chinois d'un Facebook uniquement dédié aux tartines-.

Comme nous sommes arrivés les premiers, j'en ai profité pour prendre un maximum d'instantanés. Caili, derrière moi, a fait de son mieux pour freiner les visiteurs, et me donner le plus de temps possible avant l'invasion. Pour autant, je me retrouve avec pleins de clichés de l'admirable endroit, mais parasités des bouilles hilares d'illustres inconnus. Les chinois sont indécrottables : après avoir pris une photo d'un lieu merveilleux, la seule chose qui les interpelle, ce n'est pas de voir s'ils ont capturé la beauté du site, mais s'ils apparaissent à leur avantage sur le cliché. Malgré tout, comme Caili insiste, nous prenons des photos de nous. Elle doit être là, mon « intégration ».

Entouré de falaise, je ressens le gigantisme de l'endroit en même temps que ma propre petitesse. C'est haut, c'est à pic, c'est très droit. Le chemin de bois est maintenant de béton. Nous avançons, dépassons une autre cascade, et pénétrons à nouveau une montagne. Le passage est une étroite ligne verticale tailladée dans la roche.

A l'intérieur, je prends peur : on monte à flanc de falaise, à quelques dizaines de mètres de haut, par le biais d'un escalier bancal et vieillot aux marches ajourées. Ma trouille du vide reprend le dessus, malgré l'étroitesse du passage. Caili reconnaît mes craintes rien qu'à voir ma moue. Elle se propose de passer devant. Je n'ai qu'à rester derrière elle et fixer son blouson plutôt que l'environnement, qui m'amènerait invariablement à évaluer les distances et l'altitude. Je m'efforce d'accélérer le pas pour ne pas avoir à affronter ma peur. A un moment encore un peu plus terrifiant, l'escalier passe d'une falaise à l'autre, survolant le vide de plus d'une dizaine de mètres. Je suis semble-t-il le seul à souffrir de cette bien lamentable névrose : tout le monde nous attend en haut. Nous arrivons piètrement les derniers.

Creusé à même la roche, nous traversons un tunnel spartiate et carré, sorte de long escalier montant, comme un couloir ascendant de parking souterrain. Le degré est élevé, et c'est à mon tour d'aider Caili, la poussant à avancer jusqu'à la sortie.

Nous nous retrouvons à l'extérieur, sur une esplanade. Des échoppes sous barnum de bois proposent des souvenirs. Les Miao doivent monter là-haut tous les jours en attendant les touristes. On y vend aussi des petites choses à manger, qui sont tenues au chaud sur des petits braseros. Caili n'aura pas le temps de regarder les petits sacs à main qu'elle trouve à son goût. Nous accélérons le pas pour éviter de trop retarder le groupe qui nous attend.

Le chemin redescend vers un autre petit lac, où nous attendent à nouveau des bateaux, sorte de pirogues couvertes pouvant contenir une vingtaine de personnes. En nous attendant, les chinois font des ricochets sur le lac avec des pierres plates qu'ils se battent gentiment pour ramasser.

Nous prenons place à bord, à côté d'un couple du Henan, venu en villégiature avec leur petit bébé d'un an et demi, ainsi que la tante du nourrisson. Je suis assez épaté, et me demande bien comment ils font pour se promener dans de tels endroits sans trop d'inconfort pour eux ou pour le petit. Notamment, le chemin que nous venons de traverser dans les montagnes était très tortueux, et on a vraiment besoin de ses deux mains pour avancer, et éviter de potentiellement chuter en arrière dans l'escalier à pic. Avec un nourrisson dans les bras, ça ne doit pas être très pratique. Les parents ne se plaignent pas, et le chérubin n'en a que faire : il roupille allègrement dans les bras de sa tatie.

Nous croisons d'autres bateaux. Le site est tout aussi enchanteur que le premier lac sur lequel nous avons navigué. Immanquablement, les guides donneront de leur voix hurlante à travers leur ampli à écho pour nous empêcher de jouir de la quiétude et de la beauté de la traversée. Sur les berges, on voit des boucs et des chèvres qui vaquent sans se soucier de notre présence humaine. Un peu plus loin, un pécheur est calmement assis. Je me demande comment il a réussi à rejoindre l'endroit, qui semble pourtant difficile d'accès. Il a du passer par les montagnes luxuriantes mais parfois à pic.

A un dernier détour, notre destination apparaît : un village à flanc de colline. Nous débarquons en contrebas et gravissons le sentier de pierre en file indienne. De jeunes enfants parsèment le trajet. Ils entonnent des chansons locales, dans l'espoir de recevoir en échange quelques piécettes. Nous sommes en pleine montagne, lieu où évoluent des communautés hors civilisation, hors monde, hors siècle, et en conséquence hors du politiquement correct institutionnalisé, hors des règles sociales que d'aucun estimerait universelles. Ici, ces valeurs étrangères n'ont pas le droit de cité, autrement que sous la forme d'un néo-colonialisme baigné d'idéaux intangibles, mais qui pourtant s'en défend. Je ne peux m'empêcher de donner un kuai à un gavroche montagnard au visage gris.

Nous arrivons à l'orée du village, où des Miao nous accueillent. La soi-disant tradition est de chanter une chanson pour rentrer. Je ne chante pas mieux que la guide qui nous a asséné ses hurlements de génisse à travers son misérable mégaphone alors que nous naviguions. Et déjà à bord du bateau, je m'étais retenu de sauter à l'eau. Je ne souhaite pas déclencher des pluies torrentielles sur le village. Et par respect pour mes compagnons de voyage, je passe mon tour. Et puis si on totalise les touristes de tous les radeaux qui ont débarqué en même temps, nous devons être une centaine de personnes au total... Si on doit tous chanter une chanson, l'audition va prendre la journée. Ne ratant aucune occasion musicale et fracassante, Amei réunit toutefois un petit groupe qui improvisera a cappella -horibilis-.

Une Miao me tend un petit bol de grès dans lequel se trouve un fond de « mijiu » en guise de bienvenue. De vieux musiciens locaux, assis face à la rambarde d'un petit balcon, entament à coups de trompette locale un petit air en l'honneur de notre arrivée.

Malgré que le village soit coincé en pleine montagne, il n'a pas échappé à une partie du confort moderne. Il y a l'électricité, peut-être pas partout, mais au moins dans les rues, et des ampoules à filament pendouillent au centre de certaines maisons. A chaque croisement d'allée, des amas de câbles déchirent le ciel. Des congélateurs sont branchés dehors – pour conserver les glaces à vendre aux touristes-, et là aussi des paraboles satellite fleurissent régulièrement sur les façades, bloquées parfois entre deux parpaings de fortune.

Sur la place centrale, il y a une estrade. Autour, des gradins de pierre servent aussi d'escaliers pour accéder au reste de la cité. Une longue maison de bois, sur deux étage, officie en balcon et loges. Un panneau interdit de jeter ses ordures, sous peine d'être sanctionné d'une amende de 200 renminbi. Comme quoi, même si les chinois n'ont pas conscience de ce qu'ils font quand ils jettent leurs ordures partout -c'est ici l'habitude-, cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de prise de conscience de la part de l'administration. C'est juste le fruit d'un manque d'éducation, qui sera certainement comblé pour les générations à venir. Quelques magasins vendent des souvenirs, d'autres proposent d'être pris en photo en costume traditionnel Miao. Les jeunes filles qui y voient un moyen de flatter leur vanité se précipitent sur les photographes.

Derrière, en hauteur, et même si elles sont loin d'être rutilantes, on aperçoit des maisons à l'architecture actuelle. Malgré que le quotidien autarcique des locaux soit une réalité, on me remarque peu : les touristes étrangers doivent passer régulièrement. Autarcie n'est pas un vain mot. Les plus anciens habitants n'ont jamais du sortir de leur village, et les plus jeunes donnent l'impression d'être sans âge. Le delta social et économique entre les villes chinoises et ces coins isolés est aussi flagrant qu'une distance historique de deux siècles. L'électricité et l'eau courante sont dorénavant présentes dans ces villages perdus, et à en discuter avec les autochtones, ils apprécient cette modernité bienvenue. La plupart aimerait se désengluer de cette condition pour aller s'installer en ville, n'en déplaise aux aventuriers rêveurs occidentaux qui croient dur comme fer que cette précarité est signe d'un bien être oublié dans nos sociétés développées. Ces obsédés de l'authenticité, pour autant, ne seraient pas preneurs si on leur proposait de vivre comme au Moyen Âge. Simplement, il ne réalisent pas que la vie paysanne dans ces contrées-là, c'est à peu près la même chose... Sans parler de la misère intellectuelle ambiante. Alors au su de leur humilité, le tourisme est une aubaine, leur permettant d'améliorer l'ordinaire.

Nous suivons notre groupe, et rentrons dans une grande maison traditionnelle sombre, où trois enfants sont en train de jouer. Sur le mur principal de la maison, où une ampoule noircie est suspendue, quantités d'affiches humides et aux couleurs fanées, sont accrochées dans une superposition qui en empêche la lecture immédiate. Parmi des dessins traditionnels, trônent quelques portraits de Mao. Certains vont jusqu'à le présenter entouré d'un aura lumineux et paranormal autour de la tête, à la façon dont on idéaliserait le gourou d'une secte. La plupart des idolâtriques affichettes représentent des leaders politiques communistes, dans des poses christiques. Il y en a même une où on voit Brejnev !... Ça doit s'échanger à prix d'or chez les collectionneurs, ce genre d'affiches ! (*) A côté, une photo énorme et poussiéreux laisse deviner sous des coloris affadis la carrosserie brillante et carnassière d'une Lamborghini Countach. Le contraste avec la thématique essentiellement politico-religieuse du reste de la décoration est assez stupéfiant.

Un petit meuble est posé-là, avec un écran plat vétuste, recouvert de gras, de cambouis et de poussière. Il y a même un lecteur de VCD, et un autre de DVD. Le VCD, pour Video Compact Disc, est un format bâtard local de très piètre qualité, et qui Dieu merci n'existe plus depuis quelques années. Les films y étaient hyper compressés, et en conséquence pixelisés au point de faire regretter une bonne vieille VHS (**). Dans un autre coin de la pièce, un trou carré dans le sol sert d'âtre pour la cuisine. Il y traîne deux ou trois bûches à moitié consumées, et au-dessus un axe et un crochet permettent de suspendre une marmite ou de la viande, afin de la fumer. Bref, la maison est équipée d'un home cinéma, mais pas d'une gazinière : incohérence logique dans un endroit difficilement accessible, où la modernité n'est pas progressive, mais surgit par paliers brutaux et désordonnés. En tous cas vu l'état du home cinéma, ils ne doivent pas regarder de films très souvent.

Dans la rue, une touriste revêtue du costume traditionnel local fait le paon. Fière de sa fraîcheur, elle se fait prendre en photo, souriant d'un large clavier en demie-lune. Ce jeu du cosplay ethnique est assez répandu en Chine. En comparaison, les jeunes filles françaises n'ont pas le même type engouement pour ces déguisements traditionnels. Je vois mal des touristes féminines visiter Quimper et s'habiller en bigouden pour être prises en photo.

Une échoppe attire particulièrement les chinois : on y propose des bonbons à base de gingembre. Le gingembre est connoté en Occident, alors qu'ici, pas du tout. Il est utilisé de manière complètement naturelle et pour ainsi dire aussi systématiquement que le sel, dans la confection de n'importe quel plat familial chinois. Personnellement, je trouve que les chinois en mettent trop. Ils coupent le gingembre en tranches, et le jettent dans le wok avec les aliments. La saveur est particulièrement forte, et en croquer accidentellement un morceau est très désagréable. Or le bonbec a la même saveur, et la friandise me brûle la langue. C'est certainement culturel, car les produits s'arrachent. Moi je n'en ai consommé qu'un, et ça m'a très largement suffit, de crainte que l'estomac me brûle.

Nous sommes à flanc de montagne. Les ruelles serpentent, les maisons sont accolées en tous sens, sans suivre de logique géométrique. Toits de bois ou de chaume, ou encore de briques anthracite, surplombent des bâtisses de brique, de pierre, et plus communément d'argile ocre. Les matériaux donnent pour la plupart l'impression d'avoir été trouvé alentours.

L'heure du déjeuner est arrivé. Nous sommes arrivés en haut du village, et un grand restaurant extérieur nous accueille. Trois jeunes enfants nous barrent mollement l'entrée en chantant : ils espèrent une rémunération. Le repas s’avère délicieux. Il faut dire que le périple pour arriver jusque là nous a ouvert conséquemment l'appétit. Le riz est servi dans un panier en bois, un peu comme ceux qu'en France, on utiliserait pour le pain. Malgré leurs puissances en bouche, les œufs sautés au piment sont un régal. Le tofu en sauce permet d'éteindre un peu l'incendie, extinction complétée par une léger verre de mijui frais et sucré. Poulet sauté, viande fumée aux légumes, et plein d'autres victuailles excellentes seront déposées sur la table au fur et à mesure du repas. Et on peut même en redemander un volonté ! A la fin du repas, je fais un saut en cuisine pour prendre quelques clichés. Si ça n'avait pas été aussi bon, ça ne me serait peut-être pas venu à l'esprit. Je reste estomaqué de la qualité des saveurs du Hunan. C'est, pour moi, une découverte... Et la cuisine du Hunan devient, peut-être avec celle du Xinjiang, l'une de mes préférées de Chine.

Dans la cuisine, des woks en lentilles gigantesques de fonte sont chauffés au feu de bois. Des kilos de riz fumants sont mis à la disposition des invités. A l'extérieur, posé par terre, un seau d'eau. Les femmes Miao font la vaisselle à l'eau froide, à même le sol.

Au milieu des bâtisses traditionnelles dénote le chantier d'une maison neuve. Les ouvriers Miao s'activent, et en accord avec ce que nous avait dit Amei, il est surprenant de deviser leur taille, bien en dessous de la moyenne habituelle. En fait, je le réalise en les comparant à la hauteur des manches de pelles qu'ils manipulent sur le chantier. Pour autant, ils ne manquent pas de force et d'énergie : il n'y a qu'à les voir porter briques et autres matériaux pour s'en convaincre.

Amei nous prévient qu'il nous reste 50 minutes pour visiter le village. Au solde de ce laps il nous faudra rejoindre le bus. Je suis un peu surpris : nous sommes venus ici à pied, puis en bateau, puis à nouveau à pied, qui plus est en traversant l'intérieur de montagnes, puis à nouveau en bateau... Comment des cars peuvent-ils arriver à proximité ? Je me dis qu'il doit y avoir encore beaucoup de marche à effectuer sur le retour pour réussir à s'extraire de ce village préservé, et rejoindre la route praticable la plus proche.

La volaille qui circule dans les ruelles est habituée au passage des touristes. Les femmes Miao tiennent les échoppes « artisanales », toujours habillées dans leur costume traditionnel, avec leur impressionnant et gigantesque turban. Caili achète quelques pochettes ou sacs supplémentaires. Certaines vieilles dames sourient quand je les prend en photo, d'autres me conspuent mollement. Les autochtones ne doivent pas tous apprécier le tremblement constitué par le développement du tourisme... Mais il leur faut bien remplir leur assiette.

Une touriste qui se fait prendre en photo en vêtements traditionnels se précipite vers moi : elle souhaite que son petit ami prenne une cliché d'elle avec moi. Caili en profite, souriante et pas jalouse pour un sou, pour m'immortaliser au bras de la demoiselle.

C'est assez amusant ce vedettariat spontané dont les blancs sont encore régulièrement bénéficiaires. Notre rareté a généré cet intérêt pour nous. Les deux ou trois premières années à Suzhou, alors que j'habitais dans un quartier très populaire, ma « renommée » était devenue lourde à vivre. Je ne pouvais pas sortir sans être scruté comme un animal de zoo. J'en étais arrivé à un point où j'avais bâti une sorte d'angoisse agoraphobe qui me poussait à m'enfermer chez moi plutôt qu'à mettre le nez dehors. Et dès la fin de ma première année en Chine, je sortais toujours avec mes lunettes de soleil sur le nez, même par temps gris. J'avais fini par ressentir comme un viol d'être constamment dévisagé par tous ces ploucs urbains au regard bovin. Le terme « viol » paraît d'une force extrême. Il est pourtant tout à fait représentatif de ce que je pouvais ressentir. Je prenais parfois mon scooter électrique pour aller au coin de la rue : en traversant ainsi à vive allure plutôt qu'à pied, les gens n'avaient pas le temps de me voir.

Il faut être honnête. La contrepartie positive de tout cela, c'était les filles. J'écrivais plus haut que notre rareté constituait notre attrait. Pour autant, ce n'était pas le seul. Notre différence aussi. Les canons de la beauté ne sont pas les mêmes à travers le monde. En Occident on préférera une peau mate à une peau très blanche. En Asie, c'est l'inverse. Il n'est pas rare de croiser des panthères exotiques à la peau ocre se la faire blanchir au point de ressembler à la Traviata, ou bien d'autres se teindre leur somptueuse tignasse ébène en fluo canari. Car tel est le standard de beauté idéal tel que conçu dans la culture locale. Dès lors, quand on est occidental, et que l'apparence physique se rapproche de ces critères, on attire l’œil, et on plaît. Et c'est encore un peu plus vrai quand la rareté permet d'exercer son charme européen en quasi-monopole.

Maintenant, ce qui était vrai il y a un peu plus de dix ans ne l'est plus vraiment.

Le pays a changé très vite. Au même titre le nombre d'expats a sensiblement augmenté.

Quand je suis arrivé ici début 2003, je croisais un blanc dans la rue une fois par mois en moyenne -et un noir, une fois par an-. Systématiquement, la surprise générée par cette face occidentale impliquait un petit moment de politesse naturelle. C'était assez paradoxal : l'étonnement que les chinois ressentaient à notre encontre, on le partageait en croisant un autre blanc. Tiens ! Quelle surprise ! Un autre laowai ! Systématiquement, l'échange était courtois et chaleureux : « Bonjour, je m'appelle Christophe et je suis français. Comment t'appelles-tu et d'où viens-tu ? ». Et on faisait connaissance ainsi.

Maintenant, je croise un blanc dans la rue une fois par jour, même dans le centre ville de Suzhou. Les chinois ne me remarquent plus, ou rarement, et dans des circonstances atypiques -quand je vais inscrire mes gosses à l'école locale, par exemple-. Dans tous les cas, même si l'occidentalisme confère une spécificité qui amène à être abordé différemment par les locaux, on ne me zieute plus dans la rue comme une curiosité de fête foraine. Et ça fait du bien.

Mais le rapport avec les autres blancs a changé, et pas de manière très positive. Au mieux, en croisant un autre occidental, touriste ou expatrié, la seule marque de reconnaissance que je vais pouvoir obtenir, c'est d'être toisé d'un regard snobinard. Mais dans la majorité des cas, ils passent leur chemin en faisant mine de m'ignorer. J'ai du me soumettre à cette froideur moderne, et snobe dorénavant anonymement les blancs que je croise. Au mieux, si l'envie m'en prends, et que je comprends à leur apparat qu'il s'agit de touristes, en parfait mimétisme avec mes quasi-compatriotes chinois, je hurle « laowai ! » sur leur passage.

Les expatriés sont par ailleurs de plus en plus jeunes. Quand je suis arrivé, j'avais 30 ans, et j'étais considéré avec une certaine stupeur par les blancs qu'il m'arrivait -rarement, donc- de rencontrer : pour eux j'étais un gamin. A l'époque, la plupart des expatriés avaient entre 50 et 60 ans, bénéficiaient d'une fin de carrière aventureuse à des postes généralement mirifiques, gratifiants, excessivement avantageux et rémunérateurs. La contrepartie de cette réussite, c'était qu'ils ne l'avaient généralement pas volé : ils bossaient comme des esclaves. Plus d'une décennie plus tard, on voit débarquer des gamins qui n'ont pas 20 ans, qui n'ont pas de diplôme, pas d'expérience, qui sont en fin de droit, et qui tentent leur chance dans un pays qui s'enrichit.

Avec cette diaspora occidentale démultipliée, et qui plus est de plus en plus jeune, un vieux machin comme moi n'a plus que rarement l'opportunité d'attirer une chinoise pour un cliché. Ce n'est plus très grave à mon stade, même si, il faut être honnête, ça fait quand même plaisir quand ça arrive.

Ce qui est gratifiant aussi, c'est de briller aussi un peu plus aux yeux de Caili.

Dans les ruelles escarpées, de vieilles femmes pratiquent des métiers manuels avec des outils d'antan. Les escaliers montent, descendent, serpentent au gré du relief. Les toits se chevauchent, sur plusieurs niveaux. Et il n'est pas rare, en gravissant une allée, de surplomber le toit d'une maison. Les murs de certaines bâtisses donnent le sentiment d'avoir été construits tout d'abord dans un matériau, puis ensuite dans un autre. L'endroit est si labyrinthique que s'il n'était pas aussi petit, on pourrait facilement s'y perdre.

Il n'y a pas que les filles qui aiment se faire photographier en vêtements traditionnels. Un groupe de touristes masculins est en train de s'habiller. Je ne comprends pas ce qu'ils se disent, mais le plus gros d'entre eux part d'un fou rire inextinguible, à tel point que la veine lui apparaît au front. Cette hilarité épidémique atteint ses amis, puis les quidams environnants. Et finalement, en passant devant le petit groupe, sans ne rien savoir ce qui s'est dit, nous éclatons de rire rien qu'à entendre le gros bonhomme continuer de s'esclaffer.

Les 50 minutes sont pour ainsi dire passées, il n'y a plus personne de notre groupe alentours, et nous sommes donc en retard. Par ailleurs nous ne savons pas quelle direction prendre pour rejoindre le bus, que j'imagine lointain. Caili appelle Amei sur son portable, qui lui indique de monter en haut du village, et aussi que nous ne sommes pas les derniers.

Il m'est insupportable d'être en retard. J'accélère donc face à Caili, qui m'invite à me détendre. Nous traversons le village d'un bon pas, et arrivons à un sentier étonnement goudronné. En contrebas, dans le lointain, nous voyons le « vrai » village, celui qui n'est pas accessible aux touristes. Et celui-ci est constitué de maisons récentes, même si déjà un chouia décrépites.

Deux cent mètres plus loin, nous atteignons un parking neuf, avec marquage au sol, et où quelques bus attendent. Je suis estomaqué : à l'aller on nous a fait prendre deux fois le bateau, traverser deux montagnes, admirer des cascades préservées, pour finalement parvenir difficilement à un village perdu. En fait la promenade justifiait l'exotisme : de l'autre côté du village, il y a une route tout ce qu'il y a de plus banale, et le village est aussi facilement accessible que le centre d'une grande ville. Mais intérieurement, je pouffe de la mise en scène aventureuse qui nous a été vendue. Et dans tous les cas, les sites que nous avons traversé en bateau ou à pied valaient admirablement le temps passé. Il n'y a donc rien à regretter.

Nous croisons les derniers vendeurs de souvenirs avant d'atteindre le bus. Je vois notamment, dans un panier, un légume qui ressemble à une pomme de terre cataclysmique, en forme de cœur, pas le symbole, mais l'organe. Je demande à Caili ce que sait, mais elle aussi l'ignore. Un peu plus loin, un enfant de trois ans a baissé son pantalon et fait pipi sur la route, en position assise sur ses mollets. Deux autres gamins passent à proximité, chantant une chanson dans l'espoir d'un émolument.

Une fois dans le car, nous réalisons que pour le coup nous sommes vraiment arrivés les derniers. Caili s'assoit sur le dernier siège du mini-bus. Moi je me retrouve assis au milieu, sur un tout petit tabouret. La route zigzague, mais la vue est jolie, et l'endroit où je me trouve permet de prendre des clichés sympas à travers le pare-brise. Passage touristique obligé, le car s'arrête dans une distillerie en montagne, où on nous fait goûter différents alcools forts.

Je remonte le premier dans le bus, histoire de m'asseoir sur un véritable siège, et de ne pas avoir à supporter l'inconfort du tabouret bas. A côté du chauffeur, des sacs plastiques remplis de victuailles sont entassés anarchiquement. Il s'agit des fruits ou friandises achetés par les chinois au village en guise de souvenirs.

Sur la route passent des camions de fortune, avec un guidon gigantesque et un moteur à nu. Ces véhicules me rappellent mes premiers voyages en Chine, à la fin des années 90. A l'époque, on en voyait partout, et ils étaient plus nombreux que les voitures. Maintenant, on en croise rarement, et généralement dans des contrées pauvres car reculées. Ils sont d'un autre âge, mais je ressens un petit brin de nostalgie à chaque fois que j'en revois un. Elle est un peu là, la Chine que j'avais découvert, et que j'avais aimé.

Tout en voyant passer ce camion tressautant, je me souviens aussi qu'à l'époque, tous les camions chinois étaient bleu. J'en parlais dernièrement avec un français qui voyage lui aussi depuis de nombreuses années ici. J'ai eu la malice, en lui parlant de cette période, de l'appeler « l'époque des camions bleus ». La dénomination l'a fait sourire, car il l'a trouvé très représentative du pays à ce moment-là. Il y avait plus de moyens de transport utilitaires sur les routes que de berlines, et soit il s'agissait des camionnettes à guidon précitées, soit de camions bleus. A tel point que cette histoire de couleur devenait une interrogation récurrente chez les étrangers de passage « en Chine, pourquoi tous les camions sont-ils bleus ? ». Je n'ai jamais eu la réponse, car aucun des chinois que j'ai questionné n'a pu me répondre. A croire que seule la perfidie subversive d'un esprit occidental pouvait remarquer le monopole chromatique des camions chinois.

Alors que nous roulons vers Fenghuang, deux femmes d'une cinquantaine d'années traversent le talus, un saut de détritus à la main. Elles évitent de justesse notre mini-bus qui klaxonne en les frôlant.

La journée a constitué en un merveilleux trekking. Mais la fatigue consécutive à cette bien agréable marche commence à m'anesthésier. Bercer par les chaos du car, ma tête s'incline à plusieurs reprises, pour finalement ne plus se relever. L'environnement autour est assourdi : je viens de m'assoupir. Mais Fenghuang n'est plus très loin.

L'album complet des photos prises ce jour-là est visible sur ma page Facebook.

Et pour finir, les images qui bougent de la journée :

(*) désolé si vous êtes né après 1980...

(**) je m'adresse là encore aux gens nés avant 1980. Pour les autres faites les antiquaires.