Sur les chemins d’Éden.

Publié le 9 Avril 2014

Cinquième jour : 12 novembre 2013.

Sur les chemins d’Éden.

Comme toujours, je suis debout le premier. La pluie n'a pas cessé de la nuit, et continue de ruisseler à l'extérieur. Décidément nous n'avons pas de chance. Après nous être rapidement préparé, nous descendons prendre notre petit-déjeuner dans la salle de restaurant aux proportions de cathédrale. Un buffet est proposé, avec uniquement des plats chinois, malgré l'internationalisation revendiquée à l'entrée. Seul plat étranger, au milieu de porridges laiteux au riz et des nouilles sautées, une étonnante assiette de frites. A leurs regards, je comprends que les serveurs pensent que je vais en manger. Des frites dans le café, très peu pour moi. Enfin bon après tout il n'y a pas de café.

La guide nous attend à la réception avec le chauffeur. Nous faisons le check-out. Je glisse notre bagage dans le coffre de la voiture pendant que Caili et Xiao Huang gèrent la paperasse nécessaire. Puis nous partons, pour arriver très rapidement sur la même esplanade qu'hier, avec sa place gigantesque, sa pagode érigée trônant, et les contreforts embrumés dans le lointain. La pluie ne s'est pas du tout calmée, et il fait froid.

Caili commence par acheter un imperméable spartiate, qui a tout du sac poubelle à manches et capuche, unisexe et transparent. Ainsi bâchée, on l'aurait dit déguisée en capote anglaise. En tous cas ça ne l'aura pas préservée du ridicule. Je lui fais la remarque en pouffant, et elle me répond par une toute une liste détaillée d'applications pragmatiques consécutives à l'achat.

Nous prenons un bus qui nous amène à un petit train dont les wagons sont ouverts sur les côtés, et le toit vitré. Longeant la voie ferrée, un sentier couvert de planches de bois permet aux marcheurs de se promener. Ce chemin, comme les rails, suivent en parallèle un massif montagneux aux pics effilés, dont les formes accidentés et longilignes semblent défier les lois de la physique. Je mitraille des chapelets de clichés tant je veux emprisonner la beauté du paysage. Ces monts, ce sont ceux que la veille, que nous n'avons pu discerner qu'en ombres chinoises du fait de l'épais brouillard en altitude. En aval, ils s'offrent à nous, se démasquent, géants et somptueux. Durant les dix minutes de trajet en train, je prends 130 clichés, comme par peur qu'ils m'échappent.

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Arrivés au terminus, la guide nous attend sur le quai, nous indiquant sommairement la localisation proche d'une cage remplie de singes. Il paraît que c'est l'objectif de notre déplacement ferroviaire. En effet, à une cinquantaine de mètres, nous tombons sur une cage odorante de vingt mètres carrés qui renferme trois singes ahuris. D'autres singes sont assis sur le dessus de la cage, rendant sa fonction carcérale particulièrement discutable.

Le paysage environnant vaut autrement le coup d’œil. Abandonnant les primates, nous cherchons un touriste qui acceptera de nous prendre en photo sur fond de montagnes étonnantes. Comparativement à ce que nous avons vu la veille, le spectacle naturel est époustouflant, cotonneux de juste assez de brume pour affirmer sa pudeur, et pas assez pour empêcher de jouir de la vue. Et cette verdure ! Édénique ! Caili est tout autant époustouflée.

Sur le chemin qui nous ramène au petit train, nous traversons un corridor alignant des boutiques de souvenir. Caili y achète deux kilos de viande fumée. Je suis un peu surpris qu'elle en achète autant, mais elle souhaite en offrir à ses parents et à ses amis au retour. Le fumet de la salaison est tellement explosif que je le sens même à travers les parois du sac à dos où j'ai rangé la viande. La vendeuse utilise encore une vieilles balances d'autrefois, axe gradué avec un crochet à une extrémité, et un poids amovible sur la longueur. Moi j'achète quelques livres de photos souvenirs que nous offrirons à la famille.

Nous remontons dans le train, qui parcoure le chemin inverse. Je ne peux m'en empêcher, et canarde à nouveau le paysage à coups de reflex, alors que je l'ai déjà amplement immortalisé sous des angles idoines à l'aller. Nous croisons un autre train. La guide a remarqué nos achats, et fait la moue. Elle indique à Caili qu'elle aurait pu nous emmener dans des magasins qui nous auraient fait bénéficier de meilleurs prix. Je n'en suis pas convaincu. Ce dont par contre je suis certain, c'est que ça lui aurait permis de toucher une commission qui vient de lui échapper. Qu'elle n'éprouve pas de passion démesurée pour son travail, je peux le concevoir. Qu'elle ne le pratique que dans l'objectif de me plumer, par contre, m'est difficilement tolérable.

J'interromps la fascinante conversation shopping pour m'enquérir de quelque chose qui m'intéresse bien plus, à savoir quelle est la suite du programme. Xiao Huang nous amène jusqu'à un minibus qui, après avoir serpenté à la base des montagnes, nous dépose à proximité d'un sentier balisé à flanc de colline, et entouré de luxuriantes forêts. A l'ouest du sentier, une petite place pavée accueille un petit kiosque. Derrière, en dos d'âne au-dessus d'un ruisseau saupoudré de galets, est posé un joli petit pont de pierre. Je m'approche pour prendre une photo. La guide me rattrape, me disant que ce n'est pas là, qu'il faut suivre le sentier. Je l'envoie poliment paître en souriant : j'ai envie d'aller voir le pont, et n'ai que faire de ses ordonnances qu'elle suggère pourtant impératives. C'est elle qui est à mon service, pas l'inverse.

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Après quelques clichés, j'emprunte le sentier à l'orée duquel elle tape du pied. Plus nous avançons sur les premières centaines de mètres, plus la présence de singes sauvages se fait importante, jusqu'à être envahissante. Caili semble inquiète, et la guide ne fait rien pour la rassurer : « ne restez pas là, avancez ! Tous les ans des touristes sont attaqués ! ». Et c'est de moi qu'ils semblent se rapprocher. Ce n'est pas croyable : je suis tellement laid que je me fais même attaquer par les singes ! Je fais du bruit et fonce dans leur direction en gesticulant, mais ça ne les fait pas fuir. Ils restent stoïques, et paraissent déterminés. Je comprends alors : ils sentent la viande fumée qui est enfermée dans le sac à dos. Ils me suivent. J'avance plus vite. J'intime à Caili de ne pas rester à côté. Elle se précipite vers un marchand ambulant, et lui demande quelques sacs plastiques. Alors que les singes se sont momentanément éloignés, nous ouvrons le sac à dos, enfermons la viande fumée dans un sarcophage de cellophane, et enfournons le tout au plus profond du sac à dos, espérant emprisonner l'odeur. La guide, qui a décidé qu'elle se foutait complètement de nous être du moindre secours, ne nous a pas attendu et a continué à avancer sur le chemin au point d'avoir disparu de l'horizon. Le stratagème plastique semble avoir fonctionné : les singes ne semblent plus réagir quand ils me croisent. Pas toujours rassuré, je regarderais constamment autour de moi durant tout le trek, préférant accélérer le pas dès lors qu'un singe pénètre un périmètre un peu trop intime.

Sur 360°, le spectacle est aussi total qu'ahurissant. C'est autant un voyage dans le temps qu'une promenade. Pour simplement déambuler sur un peu moins de six kilomètres, nous mettons trois heures, au grand dam de la guide, qui n'est pas payée à l'heure. Si nous avons mis autant de temps à traverser une distance aussi courte, c'est que l'enchantement consécutif à chaque coup d’œil a été tel qu'il a imposé des haltes fréquentes pour jouir de la luxuriance granitique de l'ample paysage. Le long du sentier, un ruisseau ondule, parfois lacéré de ponts, souvent moussant d'un courant qui écume sur les rochers, le tout hérissé de pics longs et fins aux improbables formes tarabiscotées. C'est un paysage de préhistoire tel qu'on peut l'imaginer. Résonnant à travers les bambous et les fougères ne manque plus que le rugissement des dinosaures. Et à chaque pas, emporté par l'endroit, on s'attend presque à l'entendre. Un moment je m'arrête, et m'asseyant sur un roc léché par la rivière, j'avoue à Caili que même si ce n'est pas le plus bel endroit au monde (*), c'est en tous cas un des plus beaux que j'ai vu.

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Le sentier débouche sur une sorte de rond point au diamètre titanesque, et reprend son cheminement de l'autre côté. Au centre de ce rond-point, un pic gigantesque, long et pyramidal. Autour, à la hauteur de deux ou trois étages, une terrasse suspendue à son flanc en fait le tour. Les singes y semblent plus présents. Mon inquiétude doit être palpable, car ils se rapprochent. Je préfère contourner le pic, et continuer ma balade. Au fur et à mesure, la pluie s'est atténuée, pour s'arrêter par intermittence. Je marche assez vite, et je commence à avoir chaud. Je retire mon pull et remonte les manches de ma chemise, sous le regard des chinois médusés. La plupart d'entre eux portent une doudoune.

Parfois on croise un palanquin avec deux porteurs à touriste. A intervalles réguliers, des panneaux interdisent de s'éloigner du chemin balisé, et de ne surtout pas titiller les singes sauvages. Cette perspective m'aurait paru inutilement saugrenue. Au milieu du chemin, un rocher de la taille d'un camion semble écrasé à 45°. Son imposante stature dominante empêchant le sentier de continuer tout droit, celui-ci contourne benoîtement l'obstacle. Parfois, à flanc de pic, une cascade ruisselle. Certains touristes se sont déplacés avec un imposant attirail photographique, et posent leur trépied à des endroits stratégiques, la face renfrognée et sérieuse quant au cliché à aboutir. Et le paysage, lui, continue, à chaque pas, de couper le souffle. La guide est encore très en avant, comme si elle voulait, par cette attitude accélératrice, nous voir faire preuve de plus de vélocité. Bien au contraire, ce comportement me donne envie de prendre encore plus mon temps. Caili, souriante dans son sac poubelle rose bonbon, glousse de mes coups de frein répétés.

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Nous passons devant une petite place où sont rassemblées quelques tables de pique-nique. En face de celles-ci, des échoppes vendent des petites choses à manger, saucisses, brochettes, tofu. Caili me demande à plusieurs reprises si j'ai faim. Non, ce n'est pas le cas, je n'ai pas faim, et je la remercie de se soucier de mon estomac, rajoutant qu'il est inutile de me poser la question plusieurs fois, mais que si elle elle a faim, on peut tout à fait s'arrêter. Elle me répond qu'elle n'a pas envie de manger et que ce n'est pas la peine. Nous poursuivons donc notre chemin.

Trois cent mètres plus loin, nous retombons sur un endroit idoine, où sont proposés des petites choses pour se restaurer. Et Caili m'engueule : « j'en ai marre, j'ai faim, et que tu aies envie de continuer ou non, moi je m'arrête ! ». Je pensais que cela faisait belle lurette que nous avions dépassé ce stade d'incompréhension culturelle. En l'occurrence même si elle m'a soutenu le contraire, si elle m'avait demandé de manière récurrente si j'avais faim, comme je le soupçonnais, c'était surtout pour suggérer qu'elle voulait manger.

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Nous nous sommes donc arrêtés. Et comme la guide nous attendait-là, nous l'avons invité à manger avec nous. Le petit restaurant est couvert, et de grandes tables rectangulaires permettent de s'asseoir à côté des autres touristes qui déjeunent. Caili et la guide mangent des nouilles instantanées et un bouillon de tofu. Je me contente de saucisses particulièrement grasses. Les vendeurs me font sourire. Tous hommes qu'ils soient, ils portent une blouse de travail aux carreaux vichy arborant un petit lapin particulièrement enfantin. Mais ce genre d'images ne choque pas en Chine. Je me souviens que pour une série de clichés que nous avions shootée chez un professionnel lorsque Caili était enceinte d'Angelo, le photographe n'avait pas pu s'empêcher de nous jeter dans les pattes des ours en peluche que nous devions tenir mielleusement dans nos bras lors de la prise de vue. De peur que le ridicule ne tue, j'avais bien évidemment refusé. Et le photographe, un peu surpris m'avait demandé « dans ton pays, on n'aime pas ce qui est mignon? ». Ce à quoi je lui avais répondu « ça n'a rien à voir : j'ai passé l'âge d'être pris en photo avec des jouets ». Mais voilà, même si le gars a été très pro, il m'a irrémédiablement affilié au pince-sans-rire rabat-joie de service. Pas étonnant qu'on croise encore des femmes de cinquante ans affublé d'accessoires Hello Kitty. Les hommes d'âge mûr eux-mêmes collent parfois des adhésifs du chaton sur leur bagnole, même s'ils sont chefs d'entreprise, et qu'ils conduisent de luxueuses berlines allemandes.

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Ces frugales collations absorbées, nous avons repris notre chemin. Quelques centaines de mètres plus loin, l'une des bottes en sachet plastique de Caili se brise. La semelle s'est arrachée, pendante au talon. Caili finit de l'ôter, et regarde autour d'elle, à la recherche d'une poubelle. « Tu n'as qu'à la laisser par terre, il y aura bien un balayeur qui la récupèrera ». C'est Xiao Huang, notre guide, qui vient de nous proposer cette option, qui me laisse pantois. Toute guide qu'elle soit, avec les affinités qu'on peut lui imaginer avec la protection d'un site à la beauté naturellement enchanteresse, il lui paraît somme toute complètement normal d'y abandonner spontanément ses déchets. Et quand je me suis permis de lui faire la réflexion, la lèvre inférieur relevée, elle répondra silencieusement par un haussement d'épaule qui sous-entendait un « qu'est-ce que ça peut faire ? ».

Elle n'est qu'à fustiger modérément : son comportement n'est pas individuel, mais consensuel. Ici les gens se foutent de jeter leurs ordures au sol, ne réalisent pas les conséquences, et partent du principe qu'il y aura toujours un balayeur pour ramasser. Force est de constater, en ville, que dans la plupart des cas, les rues sont en effet très propres, et peuvent sans difficulté concurrencer la salubrité de nos cités françaises. Ce n'est par contre pas du tout le cas à la campagne, où les décharges sont improvisées, et font partie du paysage. Mais à la campagne, il n'y a pas de ramassage organisé, et c'est aux paysans de se débrouiller. Malgré que les villes soient propres, je trouve, fruit de ma subversive occidentalité, que ce n'est pas une raison pour jeter ses déchets par terre. Les chinois, eux, ne comprennent pas mon snobisme à cet égard. Mais c'est d'autant plus choquant venant d'une guide, qu'on croirait volontiers plus concernée que la moyenne par la défense de l'environnement qu'elle fait visiter.

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Alors que nous poursuivons notre marche, très largement devancée par une guide qui a hâte d'en finir, Caili m'apprend que cette dernière a encore essayé le matin-même de lui refourguer des tickets pour un autre show qui se produit le soir-même. Caili, pour le coup, a été un peu plus directe que la veille, lui confirmant que si nous n'avions pas été intéressé hier, nous n'allions pas l'être beaucoup plus aujourd'hui. C'est usant, cette impression qu'elle veut nous soutirer tout ce qu'elle peut. Le pire, c'est que réalisant qu'elle ne pourrait rien nous vendre, elle fait la gueule.

Nous passons devant une fontaine naturelle. Dans la roche, une tête de dragon a été sculptée. A travers la gueule, l'eau coule en cascade. Sachant qu'on ne peut compter sur Xiao Huang pour découvrir les coins sympas, nous vagabondons à notre gré, et prenons le temps de savourer les endroits qui nous séduisent. Nous dépassons un arbre étonnant : ses racines tentaculaires sont prises dans la roche, et son tronc a poussé complètement horizontalement, pour repartir en hauteur, à la verticale : incompréhensible !

Quelques dizaines de minutes plus tard, nous faisons une pause aux toilettes. J'y prends une photo dont je ne suis pas peu fier : un miroir est cloué à une paroi en moucharabieh à travers laquelle on voit la forêt. Et dans le miroir, on voit aussi la forêt par réflexion. Sur le cliché, il est difficile de déceler le miroir, tant son reflet se fond avec l'arrière-plan. Autour, les chinois ne comprennent pas pourquoi je prends en photo la glace au-dessus des lavabos.

Le reste de la promenade est idyllique. Nous traversons un pont suspendu en cordes qui me fait songer à celui de « Indiana Jones et le temple maudit ». La différence c'est que le nôtre est à un mètre du sol. Alentours, la teinte des feuilles des arbres varie, allant du vert à l'ocre, dans un prisme d'été indien. La flore va du pin, aux fougères, jusqu'aux bambous exotiques.

Nous arrivons au bout du chemin. Sur une petite place pavée trône un rocher sur lequel est gravé le nom du site « Zhangjiajie ». Au fond, à l'horizon, le haut des montagnes est dilué par la brume. Caili et moi-même nous y faisons prendre en photo à tour de rôle. A côté, une jeune chinoise fait de même, mais habillé dans un costume traditionnel de la région.

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Notre guide est assise sur un banc, jouant avec son téléphone, recroquevillée sous son parapluie. Elle nous voit arriver, se lève, et sans dire mot nous amène à la voiture. Je m’affale à l'arrière dans un soupire : la marche a fait un bien fou, mais je n'ai plus vingt ans.

Il n'est que 15 heures, et j'imagine que nous avons encore le temps de faire d'autres visites. Je demande à Caili si le contenu de notre tour est terminé, ou bien s'il reste d'autres sites à visiter. Elle discute rapidement avec la guide, qui lui répond que nous sommes arrivés au bout, et que nous rentrons à l'hôtel.

Alors je me souviens de ce cliché que nous avions vu dans le bureau de l'agence de voyage, à notre hôtel : il y avait une gigantesque carte, toute en longueur, qui recouvrait tout le mur derrière l'employé qui nous avait vendu le forfait. Elle représentait tous les sites de Zhangjiajie, et pour chacun d'entre eux, il y avait une petite photo. Et j'avais remarqué celle d'une grotte qui paraissait particulièrement majestueuse. Je demande à Caili d'évaluer avec la guide si c'est loin, si nous avons le temps de nous y rendre et de la visiter, et à quel surcoût.

La guide passe un coup de fil à l'agence, avec pour résultat la proposition suivante : 600 renminbi de plus pour aller visiter les grottes de Honglongdong, qui se trouvent à une heure de route. Cela fait tout de même près de 85 euros de plus. Sur les 600 yuans, il y a certes déjà 200 yuans de ticket, plus les frais d'essence, mais 400 kuais de plus me paraissent chers payés. Je donne l'exemple à Xiao Huang d'une escapade de quelques jours que j'avais faite avec mes parents à Pékin en 2012. Suite à notre visite de la Cité Interdite, il nous restait pas mal de temps, et j'avais demandé à la guide s'il était possible d'ajouter un passage au Temple du Ciel, visite qui n'était pas prévue dans le forfait. Elle avait appelé l'agence pour savoir sous quelles conditions c'était envisageable, et après avoir raccroché, m'avait répondu « le chauffeur et moi-même sommes payés pour la journée, l'agence est ok, vous n'avez qu'à payer vos tickets d'entrée ». J'avais été positivement sidéré par cette offre, et mon père en avait tenu compte en donnant les pourboires le soir à notre retour. Quand j'ai raconté cela à Xiao Huang, elle s'est renfrognée, me disant, sardonique, qu'il était hors de question qu'elle travaille gratuitement. J'ai immédiatement acquiescé, en pointant toutefois du doigt l'écart substantiel, et expliquant qu'il y avait peut-être une marge de discussion entre la gratuité totale, et 600 renminbi. Finalement, face au peu d'entrain de la guide à négocier, la conversation a été brève. Elle devait avoir envie de rentrer chez elle.

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Nous arrivons en ville. Le contraste est d'une violence extrême. Nous venons de quitter un site naturel préservé à la beauté verdoyante, montagneuse, et rare. Nous pénétrons un enchevêtrement de blocs de béton habitables et de voitures pétaradantes. Nous nous arrachons au bien-être planant d'un shoot à la chlorophylle pour revenir à la dure réalité urbaine du parfum de gas-oil. Les cyclistes nous croisent en tous sens. J'ai du mal à atterrir. J'étouffe. Une absurde envie de fuir me prend.

La voiture s'arrête à un des bureaux de l'agence de voyages. Caili avait demandé par sécurité à ce que nous payions un gros acompte à la réservation, et le solde à la fin du forfait. Il y a quelques employés dans ce bureau non-chauffé. Comme très souvent en Chine, derrière leurs PC, ils portent doudoune et gants.

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Une fois le règlement effectué, le chauffeur nous ramène à notre hôtel. Sur le trajet, il nous explique « vous savez, je ne travaille pas pour l'agence. Je suis indépendant. Si vous voulez je peux vous emmener visiter les grottes de Honglongdong demain matin, pour un meilleur tarif ». Caili et moi-même nous regardons en souriant. Même si j'ai bien envie d'aller me perdre dans ces cavernes, le forfait nous a déjà coûté pas loin de 2000 renminbi, et je ne souhaite pas rajouter quelques centaines supplémentaires.

Pour autant, avant de poliment refuser, rien n'empêche de lui demander quelle proposition il a en tête. « En plus des billets, qui coûtent donc 100 yuans par personne, vous m'en donnez 200 de plus pour que je vous serve de chauffeur. Qu'est-ce que vous en pensez ? ». Caili réfléchie un instant puis lui répond « donne-moi ton numéro de portable. Je vais en discuter avec mon mari ce soir, et on te rappelle ». La perspective de payer 200 rmb pour 2 heures de route, qui plus est pour deux, m'a paru bien plus raisonnable, eu égard aux tarifs habituels des taxis. Et alors que sur le principe je voulais freiner les dépenses, j'avais déjà quasiment pris la décision d'accepter, mais voulais en rediscuter avec Caili.

Nous arrivons à l'hôtel de l'avant-veille, et récupérons une chambre. Comme s'il s'agissait d'un passage obligé tout à fait normal dans un hôtel chinois, nous demandons à changer de chambre après quelques minutes. Cette fois-ci, c'est la chasse d'eau des toilettes qui fuit abondamment. La nouvelle chambre qui nous est allouée est glacée : la bonne a laissé la fenêtre ouverte pour aérer. Je monte la clim à 30°C, nous prenons une douche rapide, et redescendons pour prendre un taxi et aller dîner en ville.

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Au début, nous avions décidé de retourner dans le restaurant où nous avions merveilleusement mangé, et pour pas cher, deux jours auparavant. Mais sur le trajet, depuis la fenêtre du taxi, Caili remarque un autre restaurant, qui est le même que celui où nous sommes allés à Changsha avec Lu Jun le soir de notre arrivée dans le Hunan. Il doit s'agir d'une chaîne. Même si ce n'était pas donné, le menu avait tellement séduit Caili qu'elle avait regretté de ne pas pouvoir goûter plus de plats. Elle ordonne au taxi de s'arrêter sur le champ, sans que je ne comprenne pourquoi. Ce n'est qu'après m'en être extirpé, et en découvrant l'enseigne du restaurant, que j'ai compris. « A Changsha, je n'avais pas pu goûter leur poulet au gingembre et piment » justifie-t-elle en haussant les sourcils.

Nous rentrons.

Nous nous asseyons.

Nous commandons.

Nous sommes servis.

Je ne pensais pas que le feu existât sous forme solide.

C'est pourtant bel et bien ce que j'ingère, eu égard à la forte teneur en épices de chacun des plats commandés. Même Caili, pourtant généralement demandeuse en mets relevés, me surprend par sa crise de transpiration spontanée, alors que les températures restent bien fraîches. Elle qui n'apprécie pas la bière autrement que tempérée, et dans des proportions de dé à coudre, en vide deux bouteilles glacées. Le très attendu poulet au gingembre et piment s'est plutôt avéré être du piment au piment, saupoudré parcimonieusement de poulet. Et je n'ai pas repéré le gingembre, dont la saveur pourtant généralement forte était complètement anesthésiée par le piment. Tout le repas nous arrache la gueule, même si c'est très bon.

Dubitatif, je fais part de ma surprise à Caili « jusqu'ici, les repas que nous avons mangé étaient épicés, puisque c'est normal dans la région... Mais pour autant aucun jusqu'ici n'a nécessité l'absorption d'un extincteur comme celui-ci... ». Entre deux gorgés houblonnées, Caili m'avoue « oui, mais depuis qu'on est arrivé dans le Hunan, par peur que tu ne manges rien, je demande systématiquement aux serveurs de ne pas mettre de piment. Et là, j'ai oublié. ». J'ai trouvé ça mignon, ça m'a fait sourire, et j'ai avalé une bouchée enflammée en prétextant « t'inquiètes pas, c'est pas grave, c'est très bien comme ça ». Moi qui trouvais déjà qu'avant les plats étaient relevés ! Pin-pon ! Sur la table, on nous sert le riz dans ce panier en métal typique de la région. Nous n'avons jamais vu ça dans le Jiangsu. Et à chaque fois qu'on nous apporte ainsi le riz, je répète à Caili « c'est vraiment sympa, il faudra qu'on pense à en ramener un ! ».

Nous n'avons pas encore statué pour la visite des grottes demain. Notre car pour Fenghuang, un village traditionnel, et notre prochaine destination, ne part qu'en début d'après-midi. Nous avons le temps d'effectuer une dernière visite à Zhangjiajie si on ne se lève pas trop tard. Ce qui me gêne, c'est que les dernières 48 heures ont déjà coûté beaucoup de sous. Pour autant, il est à peu près certain que nous ne reviendrons jamais dans le Hunan. Caili me demande ce qu'on fait, et si elle doit rappeler le chauffeur. Je lui propose d'y réfléchir tout en faisant une petite promenade digestive dans le quartier. Je me sens l'estomac bulleux d'avoir englouti une dose de nourriture épicée, sur un verre de bière, sur une dose de nourriture épicée, sur un verre de bière, et ce pendant une demie-heure. Un grand bol d'air pollué me fera le plus grand bien. Elle acquiesce.

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La rue est fraîche. Nous dépassons un amusant magasin dont l'enseigne revendique le patronyme de « bull titan » d'un côté, mais aussi de « bull tit anus » de l'autre côté, soit « l'anus et le nichon du bœuf ». La prometteuse échoppe vend des chaussures, à n 'en pas douter spécifiquement fabriqué dans les matériaux précités.

Une grande pharmacie traditionnelle propose des poudres et onguents répartis dans des petits tiroirs usés en bois ciré. Juste devant le magasin, un gigantesque poste de télé antédiluvien est posé sur une petite table roulante en fer rouillé. Une dizaine de spectateurs, des ouvriers, semblent littéralement hypnotisés par l'émission diffusée. L'une des pharmaciennes, reconnaissable à sa blouse blanche, est dans l’entrebâillement de la porte vitrée. « Pourquoi vous avez mis cette télé sur le trottoir ? » lui demande-je. « Ça attire les clients, et puis les ouvriers du quartier dorment directement sur leur chantier, ils n'ont pas la télé. Comme ça ils peuvent venir la regarder le soir ». Je salue le pragmatisme de l'initiative avec une moue admirative, et nous rentrons dans le magasin, car l'un de nos business n'est pas étranger à la médecine traditionnelle chinoise. Et on y trouve toujours des ingrédients étonnants, dans ces pharmacies, tels que des tortues ou des hippocampes séchés.

Un peu plus loin dans la rue, une femme circule avec ce panier typique en rotin et en forme de cône, qui se porte comme un sac à dos. Ça aussi, on ne le voit pas dans notre région. Nous passons devant des restaurants engoncés dans des garages repeints à la chaux et éclairés par une unique ampoule pendante en gibet. Alors que la nuit est tombée, les bâtiments brillent de néons colorés. Des employés portant un même blouson vert, et de grands panneaux dont je n'arrive pas à décrypter la signification, forment une rangée sur le trottoir, et déclament en même temps un texte publicitaire. Il est pourtant assez tard. Nous dépassons un petit magasin de chaussures, bordélique à souhait : des monceaux de cartons déchirés recouvrent le sol chaotique. Les clientes semblent malgré tout trouver leur bonheur avec la concentration des consommatrices avisées.

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Malgré toute la bière absorbée, nous ne ressentons pas la moindre ivresse. Au contraire, nous avons encore soif... Certainement du fait de l'abus de piment. On s'arrête dans un petit magasin moderne qui propose des thés sucrés divers. Ce genre d'établissement est devenu assez fréquent ici, alors qu'ils étaient tout simplement inexistants il y a dix ans. Ils ressemblent un peu à des chaînes de fast-food, mais on n'y vend aucune nourriture, et uniquement des thés laiteux ou des chocolats chauds, souvent avec des graines de tapioca, servis dans des gobelets en plastique avec paille.

Nous nous asseyons, et Caili me demande « bon, alors, qu'est-ce qu'on fait pour les grottes demain ? ». Ce à quoi je lui demande à mon tour ce qu'elle en pense. « Attends, je vais demander, ce sera sûrement moins cher si on y va par nous-mêmes », me dit-elle avant d'aller en discuter avec le serveur derrière le comptoir. Elle revient quelques minutes plus tard, la mine plutôt déconfite « en fait ce n'est pas très évident d'y aller. En taxi ça risque de coûter au moins ce que notre chauffeur demande, et le taxi, lui, ne nous attendra pas sur place. On peut y aller en bus, mais il y en a au moins pour deux heures, avec plusieurs changements. Je ne connais pas le chemin, et j'ai peur d'avoir du mal à trouver ». Au su de ces difficultés, elle conclue « je vais rappeler le chauffeur, et voir si je peux renégocier un peu, ensuite on décidera ». Elle passera dix minutes en échanges de SMS et coups de fil avec le bonhomme, pour finalement réussir à gratter 20 renminbi. Ce n'est pas significatif, mais sourire aux lèvres, je tape du plat de la main sur la table « ok, allez on le fait ! ». Caili recontacte le chauffeur une ultime fois, lui demandant de se présenter à la réception de notre hôtel le lendemain matin vers huit heures. Sur ce, elle termine son thé chaud, et nous rentrons dormir à notre hôtel, harassés par cette merveilleuse journée de marche en pleine nature. Demain, à nous les grottes de Honglongdong, et le calme du village de Fenghuang !

L'album complet des photos prises ce jour-là est visible sur ma page Facebook.

Et pour finir, les images qui bougent de la journée :

(*) La palme revient aux rives du lac Titicaca, à 4500 m d'altitude, vues depuis l'île d'Amantani. J'ai eu la chance d'y voyager, à la frontière entre le Pérou et la Bolivie, il y a bientôt douze ans. Et quand j'ai assisté à un lever de soleil depuis ces berges, je me suis dis, pour la seule et unique fois de ma vie « maintenant je peux mourir, car je ne verrais jamais quoi que ce soit d'aussi beau ». Les quelques voyages que j'ai effectué depuis en Extrême Orient n'ont pas démenti cette sensation.

Rédigé par Christophe Pavillon

Publié dans #carnet de voyage dans le Hunan.

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S
Alors j'ai terminé ce second très chouette article sur Zhangjiajie. Toujours aussi subjugué par les paysages, mêmes commentaires que précédemment, donc...<br /> <br /> (Ils sont fous, ces Chinois, avec tout ce piment ! Je ne pourrai jamais ingurgiter tout ça !!)<br /> <br /> Merci pour ce partage qui fait rêver. <br /> Maintenant, il va donc falloir attendre encore un peu, car la rédaction des derniers articles est encore en (difficile) cours. Mais le jeu en vaut sacrément la chandelle !! ;)
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C
Je suis toujours en vacances dans le Guangxi, mais j'ai réussi à presque finaliser l'article suivant à l'aller dans le train : nous avions six heures de trajet Suzhou - Changsha, puis trois heures Changsha - Guilin. Je ne promets rien, mais je m'efforcerai d'en faire autant sur le retour. Pas gagné : j'ai téléchargé l'intégrale de Buster Keaton et passe d'hilarants moments en sa compagnie...